FOOTBALL INFINI de Corneliu Porumboiu

– Critique et entretien : FOOTBALL INFINI de Corneliu Porumboiu –

Vous êtes dans les starting-blocks pour la Coupe du Monde ? Arrêtez tout. Car Laurentiu Ginghina a des propositions révolutionnaires sur le foot. En filmant ce joueur frustré et théoricien fou pour Football Infini (en salles le 6 juin), Poromboiu dresse un portrait touchant mais aussi, une lecture étonnante de la Roumanie post-Ceausescu et de l’idée de révolution. Séance de passes courtes avec le cinéaste.

 
À la fin de l’adolescence, Laurentiu Ginghina se fissure le pied en jouant au foot, victime d’un vilain tacle. Quelques années plus tard, la blessure se réveille alors qu’il porte une charge trop lourde sur son lieu de travail. Cette fois, c’est le tibia qui prend, fragilisé par une mauvaise réparation des os. Ayant raté le dernier bus à la sortie de l’usine, Laurentiu traîne la patte sur
six kilomètres, parcourus en trois heures. Trois longues heures en solitaire sur une route de Roumanie, dans le froid à la nuit tombante. L’expérience va marquer le jeune homme et le pousser à rendre le foot moins dangereux. C’est décidé : il va réinventer les règles du sport pour mieux protéger les joueurs. Il a trouvé sa mission dans ce monde.
 
Poromboiu aurait pu se contenter de suivre la simple trajectoire d’un type perdu dans la campagne roumaine et obsédé par l’idée de réinventer un sport roi, mais il nous emmène dans une intimité inattendue, candide et touchante. Notamment lorsque Laurentiu évoque avec pudeur ses deux accidents : « Il avait gardé ça pour lui,explique le cinéaste. Moi, je connaissais l’histoire de cette blessure parce que j’étais proche de sa famille. Quand il en a parlé sur le tournage, on sentait qu’il se retournait sur son passé pour la première fois. On a tourné et il a commencé à reproduire sa démarche après s’être blessé. C’était étonnant. Il me montrait avec application comment il boitait et se traînait, et j’ai senti que c’était à la fois enfoui et fondateur pour lui. Avoir parcouru cette route est une étape fondamentale de sa vie. » C'est avec cette distance que le film réussit à mêler la vie privée de son protagoniste et son rapport au football. La force de volonté dont fait preuve Laurentiu dans son application à développer son nouveau sport, on ne peut la comprendre qu'à l'aune de la marche forcenée qu’il s’est infligée avec un tibia fendu. Pourtant, Porumboiu n’a pas été tout de suite convaincu : « La première fois qu’il m’a parlé de foot il y a dix ans, je ne l’ai pas pris au sérieux. Mais j’ai vu son frère quelques années plus tard qui m’a dit qu’il travaillait à nouveau dessus. Ça m’a intrigué. Ce qui m’a impressionné dès le début, c’est la façon dont il a mélangé sa vie à ce travail. Pour moi, c’était plus proche d’une démarche artistique que d’un travail sur le sport. »


 
Superman et le 11-S
Football infini explore cet aller-retour permanent où chaque étape de la vie de Laurentiu lui sert d’inspiration dans sa philosophie du sport, un mouvement qui devient de plus en plus large, par « la façon dont la grande histoire se mêle à la sienne. Par exemple, son rêve de partir aux États-Unis a été fauché par le 11 septembre. Je pense qu’il s’est réfugié dans ce sport quand il a été confronté à des échecs dans sa vie. Le fait que l’Europe arrive et que la grande histoire porte un vent de changement dans ce pays, on le retrouve aussi dans sa version du foot. » Car ni Ginghina, ni Poromboiu ne peuvent occulter le souvenir de la révolution roumaine de 1989, dont le film porte aussi la trace. C’est le cas lors d’une scène à la préfecture où travaille Laurentiu. Il reçoit par hasard, lors d’une interview, la visite d’une dame âgée de 92 ans. Elle n’a toujours pas récupéré ses terres depuis 89. L’apparition de ce personnage inattendu est un moment doublement kafkaïen : non seulement cela semble incongru dans le film, mais surtout : comment une femme si vieille peut, après trente ans, continuer à traîner des démarches administratives pour récupérer un lopin de terre ? Suivant ce fil, le surgissement du passé révèlera un autre aspect de la personnalité de Laurentiu. Procédurier, il est chargé de transmettre différents documents entre la mairie, la préfecture et d’autres autorités d’État. Comme si les règles le cernaient à la fois dans sa vie professionnelle et privée, du foot, on est passé doucement à des situations propres à la meilleure littérature russe. Porumboiu détaille : « C’est lié à la marginalité. C'est un marginal. Ça donne la sensation d’être avec un personnage de Gogol ou Tchekhov, un homme qui a des rêves qui sont plus épais que sa vie réelle. Il est très lucide sur ce sujet. »
Tant et si bien que notre héros va même se comparer à… Superman et Spider-Man, dont les vies sont partagées entre leurs identités secrètes et leurs couvertures. Cela explique mieux le rêve ultime de Laurentiu : rendre le ballon plus libre. Répété comme une devise, cet idéal sportif est souvent chahuté dans le film. Ce qui n’est pas sans rappeler la façon dont les espoirs révolutionnaires ont été rattrapés et détruits par la réalité une fois Ceausescu renversé : « Quand on a ce vent du communisme, que la révolution passe, on a l’impression que tout va changer tout de suite. Je crois que la révolution provoque un entraînement presque religieux. Ça donne de la foi car on a vite accès à quelque chose de très différent. Finalement, on a cette période de reconfiguration depuis trente ans où tout est très lent et fastidieux. On réalise que ça va prendre beaucoup de temps. »
 
Vers l’infini et au-delà !
Le dilemme du film est finalement de concilier le geste de Ginghina, assez obsessionnel, à la réalité de la pratique. « En discutant avec lui, je me suis rendu compte que tous les sports avaient évolué par la pratique, théorise Poromboiou. La pratique fait toujours bouger les lignes, un sport n’est pas un concept. À la fin, ce sont les joueurs qui font le sport. Le foot est par lui-même imprévisible, c’est-à-dire très vivant. Il a quelque chose d’insaisissable, les grandes équipes ne sont pas toujours celles qui gagnent. Or Laurentiu a construit son univers presque comme un enfant, dans une logique très rigide ! Je voulais montrer ça à l’image, que visuellement on se rende compte qu’il y avait un écart entre le fixe et le vivant, entre un cadre géométrique et quelque chose de plus subtil. »
Pour autant, il y a une vraie poésie dans cet entêtement, dans sa manière de persévérer malgré les nombreux obstacles qui se dressent face à lui. C’est sans doute aussi cela qui fait penser à la démarche artistique et à la façon dont un créateur doit lutter pour faire exister son rêve ou son travail, parfois pendant des dizaines d’années. Ce caractère de Ginghina, c’est aussi une certaine flamme qui n’est pas loin non plus de l’histoire de son pays : « Je l’aime beaucoup parce qu’il questionne tout. Pour lui, rien n’est jamais acquis. Il a un esprit de contradiction très fort. C’est une forme de souvenir de l’esprit révolutionnaire. Comme si ce n’était pas fini ! C’est très bien d’avoir des gens qui remettent en question sans avaler tout ce qu’on leur dit sans réfléchir. » Un esprit de révolte toujours présent pour une révolution à jamais en cours ? C’est aussi ça Football infini : l’idée que toute amorce de changement implique la possibilité de ne jamais voir le résultat final, mais juste quelques étapes d’une très longue (voire interminable ?) mutation. Willy Orr