SAUVAGES de Tom Geens

Voici un véritable OFNI (Objet Filmique Non Identifié) sur un couple qui vit dans un trou dans la forêt pour une raison inconnue. Un film dont il est impossible de reconnaître le genre, d’un cinéaste inconnu au bataillon et qui, en plus, s’obstine à désorienter le spectateur. Autrement dit, Sauvages est fascinant.
Un homme maigre et nerveux se précipite sur un lapin. Il l’attrape et le cogne sèchement contre un arbre. Puis, il rentre dans un trou pour partager sa proie avec une femme osseuse et chétive comme un oisillon tombé du nid. Voilà le départ de Sauvages, et l’image qui obsédait son réalisateur, Tom Geens, depuis des années : un couple moderne qui vit dans une tanière. Ce Couple in a Hole (clin d’œil au Gouffre aux chimèresAce in the Hole en VO – de Billy Wilder ?) n’est cependant au milieu de nulle part. Le mystère du film demeure même si, petit à petit, on en enlève quelques couches. Le couple, qui parle anglais, n’est pas très loin d’un village et ce village est français. Là-bas, un autre couple semble étrangement connecté à eux et surtout à la raison qui les a poussés à vivre dans ce trou : le deuil d’un enfant mort.
Cette combinaison entre l’isolement dans la nature, la proximité de la civilisation et l’origine inexplicablement étrangère des personnages intrigue : Sauvages est un drôle de huis clos à ciel ouvert, où la nature est tantôt une scène de théâtre, tantôt une vaste extension insondable. Un plan récurrent du film marque ce retour du paysage avec un grand P : le personnage masculin (Paul Higgins, vu dans Utopia) prend une pause en haut d’une colline et lance un petit objet dans le vide, au milieu du brouillard. À mi-chemin entre ce fameux plan dans les hauteurs de The Assassin et Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich. La nature revient avec ces épatantes compositions briser la proximité d’une caméra furtive à la chasse de ces personnages qui veulent se cacher de tout, et à tout prix. Dans ce mouvement permanent de contrastes s’ouvre toute une dimension mythologique : Sauvages peut être vu comme une sorte d’inversion du conte de Hansel et Gretel, où ce sont les parents qui se retrouvent abandonnés au milieu de la forêt par leur fils, ou plutôt par la mort de leur fils. Une dimension mythique déjà suggérée par l’affiche du film : une représentation des premiers enfants abandonnés par leur père dans la nature : Adam et Eve.

La forêt de nouveau frémit…
Le mécanisme est tellement efficace que tout dans le film acquiert une dimension symbolique (voir dans le film une allégorie de l’étrange relation actuelle entre la Grande-Bretagne et l’Europe n’est pas aberrant non plus), sans trop nous éloigner du trip des personnages et de leur trou : si dans Antichrist, film auquel Sauvages peut faire penser, von Trier utilisait les effets numériques pour transformer la forêt en représentation de l’enfer mental des personnages, Geens choisit au contraire d’insister sur les textures naturelles et les formes de vie de cette forêt.
Dans un des derniers plans de Sauvages, ce qui ressemble à des cendres vole dans l’air, comme si elles tombaient du ciel bleu foncé. Un mouvement panoramique nous permet de comprendre que les cendres ne tombent pas du ciel mais qu’elles sont balayées à l’horizontal par le vent. Au fur et à mesure que la caméra pivote, ces cendres passent plutôt pour de la neige. Voilà le genre de subtiles transformations qui s’opèrent dans le film. Dont la plus évidente se retrouve au son : les feuilles qui craquent, la hache qui frappe le tronc des arbres, le crépitement du feu dans la nuit, l’eau qui coule entre les rochers, composent une harmonie naturelle brutalement explosée par l’irruption électrique de la musique de Beak> (side project du Geoff Barrow de Portishead). Sauvages passe ainsi d’une troublante atmosphère naturelle à une déroutante exploration formelle à la limite de l’abstraction pure. Car pour rentrer dans un trou, il faut être prêt à s’immerger dans les ténèbres. – Alberto Lechuga

Sauvages de Tom Geens, avec Paul Higgins, Kate Dickie, Jérôme Kircher et Corinne Masiero. En salle le 6 avril.