LES VEUVES de Steve McQueen

– En salles : LES VEUVES –

Après 12 Years a Slave et son Oscar du meilleur film, le Britannique Steve McQueen allait-il devenir le portraitiste attitré des inégalités aux États-Unis ? Film de casse méticuleux et labyrinthique, Les Veuves démontrent que son ambition est ailleurs.

 
L'histoire ne fait que radoter. Steve McQueen le sait bien, lui qui avait conçu 12 Years a Slave comme une biographie historique : celle d'un violoniste réduit en esclavage, mais aussi celle d'un racisme d'État toujours au travail dans l'Amérique contemporaine – même dans celle d'Obama, où le film fut un carton gratifié de trois oscars. De son côté, McQueen niait avoir profité de ce contexte pour chercher à devenir le Spike Lee british, assurant que son projet remontait à une période bien antérieure à son exil hollywoodien et à l'élection du premier président afro-américain. 12 Years a Slave n'en est pas moins resté dans beaucoup d'esprits comme le grand drama mémoriel de l'ère Obama, intronisant son auteur – à son corps défendant – comme nouveau portraitiste indigné des États-Unis. Ces esprits-là ne s'étonneront pas de le voir rempiler avec Les Veuves, foisonnant film de casse doublé d'une carte postale saumâtre de Chicago, sa corruption, ses gangs, ses guerres raciales et religieuses. Une nouvelle fois, le plasticien défroqué dément avoir tourné un film consacré spécifiquement aux injustices du Nouveau Monde : Les Veuves est d'ailleurs tiré d'une série anglaise des années Thatcher qu'il rêve d'adapter depuis ses 14 ans.

 
Les mains sales
Mais l'histoire, donc, se répète. La tragédie de Charlottesville et le mouvement #MeToo ont surgi un peu plus d'un an avant la sortie du film, comme pour faire des Veuves une charge opportune contre une Amérique « grande à nouveau », cornaquée par l'Alt-right et les meutes virilistes. Que McQueen le veuille ou non, son cinéma revient régler les comptes des minorités avec l'histoire récente du pays. Les femmes, de facto, y prennent leur revanche : en fomentant une razzia au fond des caisses d'un parti en pleine campagne électorale, une clique composite d'épouses innocentes tente de rembourser la dette laissée par leurs braqueurs de maris, tous morts au turbin. Derrière l'évidente fable d'empowerment, arrimée à la question raciale (puisque Viola Davis et Michelle Rodriguez tiennent ici le haut du pavé, renversant la suprématie de Liam Neeson et Colin Farrell), il faut toutefois distinguer la fresque plus subtile tracée par Steve McQueen. Délaissant les trajectoires de pèlerins condamnés à traverser les Enfers en solitaire, le voilà qui croise les points de vue pour brosser une Babylone viciée où les rapports de domination sont aussi insidieux que versatiles – le dominé de l'un se change sans cesse en dominant de l'autre, au sein d'un système de poupées russes dont personne ne ressort les mains propres. Le dispositif choral fait un bien fou au cinéma de McQueen : alors que les martyrs de Hunger, Shame et 12 Years étaient seuls contre le monde, jouets d'une expérience de cinéma doloriste invitant toujours à condamner l'environnement pour mieux comprendre l'individu (et l'absoudre de ses pêchés, dans le cas de Shame), Les Veuves refuse de localiser la source du Mal sur la cartographie de Chicago. D'où le passage frénétique d'un camp à un autre (pouvoirs politique, financier, judiciaire, contre-pouvoirs minoritaires, etc.), comme si McQueen voulait brouiller les pistes, éviter de pointer un bouc-émissaire trop évident et semer le public dans un dédale infesté par les requins et les faux-culs. De quoi s'affranchir du découpage moraliste et binaire du réel qui pouvait, jusqu'ici, le faire effectivement passer pour un Spike Lee en culottes courtes. Sans s'être complètement débarrassé de tous ses tics théorico-plastiques, Steve McQueen aura au moins levé une fois pour toutes ce malentendu. Et un détail, qui n'en est pas un, le confirme : Spike Lee, lui, n'a jamais filmé un braquage amateur avec une telle fièvre. Yal Sadat