MONOS de Alejandro Landes

– En salles : MONOS – entretien avec Alejandro Landes –

Croisement décomplexé entre Apocalypse Now et Sa majesté des mouches, voici la violente chronique d’une Américaine aux mains d’un commando de guérilleros adolescents – de plus en plus sauvages. Ce voyage au bout de la jungle colombienne multiplie les artifices en quête d’efficacité cauchemardesque, mais prouve qu’Alejandro Landes est sans doute un nom à suivre. Et qu’est-ce que tout cela nous dit de la Colombie, la vraie ? Rencontre.

 
Pourquoi raconter un enlèvement en Colombie comme si c’était une fable atemporelle ? En Colombie, l’enlèvement est le plus banal des sujets. On dit qu’on est sur un processus de paix, là. Mais mon pays a vécu tant de guerres avec les processus de paix qui vont avec que je ne voulais pas que mon film parle concrètement de ça. D’où la volonté de désorienter, de briser le temps, avec ce ton un peu fantasmagorique, entre le fantastique et l’hyperréalisme, entre différents genres… Comme un rêve éveillé.
 
Mais pour autant, impossible de ne pas penser aux FARC…
Ouais, mais dis-toi qu’en Colombie il y a énormément d’organisations armées, entre les rebelles, les militaires, les narcos, les paramilitaires… Il y avait les guérillas castristes, les maoïstes, les léninistes, le M19, l’Armée de libération nationale et, bien entendu, les FARC. Chacune a ses propres codes, son langage, ses signes. Celle du film est un mélange de beaucoup de factions à travers le monde. L’uniforme d’un des ados est tiré de celui des Russes en Crimée, sans signe distinctif national, un autre porte des dreads, comme dans le Mouvement rastafari. Ils portent tous des bottes en caoutchouc, un élément-clé des guérillas par opposition aux bottes en cuir de l’armée régulière, mais à un autre moment ils marchent pieds nus, avec le visage recouvert de peinture, comme les « pisa suaves » (marcheurs doux), un groupe d’élite qui était un peu les Navy Seals de la guérilla. C’est un code de guerre venu d’ailleurs, du Vietnam. L’une des choses qui circulent et se partagent le plus rapidement dans le monde, ce sont les idées de combat.


Un personnage semble particulièrement troublant, leur référent, « el mensajero ».
Wilson Salazar, oui. C’est un ex-combattant des FARC, où il était connu comme « el enano » (le nain). Son père a été tué quand il était très jeune, et il s’est enrôlé pour le venger. Un genre de situation dont le film parle aussi. Et justement, il est devenu un « pisa suave ». Aujourd’hui, il est analyste de la guerre spécialisé dans les groupes rebelles, et il nous a aidés énormément pour toutes ces questions.
 
Tu disais que les enlèvements en Colombie sont quasiment banals, tu as connu ça de près ? Je suis né à São Paulo, au Brésil, et j’ai grandi à Quito, en Équateur. Pendant longtemps, je n’ai vécu en Colombie que de façon temporaire. C’est du côté de la famille de ma mère, originaire de Medellin, qu’on a eu beaucoup d’enlèvements. Le dernier, celui de la sœur de mon grand-père. Mais la guerre aussi est une sorte d’enlèvement, si l’on veut : mon grand-père, justement, il faisait ses études à l’Université de Californie quand il a été recruté pour aller combattre pendant la Seconde Guerre mondiale, en Normandie, cinq jours après le Débarquement. Et me voilà, son petit-fils, en train de sortir un film de guerre moderne.
 
Dans quel sens, guerre moderne ?
Parce qu’aujourd’hui, la guerre, que ce soit en Syrie, en Irak, en Afrique, ou n’importe où, ça se passe dans l’arrière-garde. Ça n’existe plus, ces combats au front épiques. Même les notions de victoire et de défaite sont devenues floues. C’est pour ça que les gens aiment bien les films sur la Seconde Guerre mondiale : tout était encore relativement clair, d’un point de vue moral. Le front était défini. Aujourd’hui, pour mettre fin à un conflit armé, un accord de paix est devenu indispensable, parce que ça ne va jamais se finir par une victoire totale, ce n’est plus possible. J’ai lu récemment un article dans le New York Times qui m’a fait penser aux jeunes ados de Monos, sur un gars de 18 ans qui était parti en Afghanistan avec cette naïveté américaine, pour se battre pour son pays. Là-bas, il n’a trouvé que le brouillard de la guerre. Propos recueillis par Philipp Engel au Festival de San Sebastián (traduit de l’espagnol par F.G.)