GODARD : grand entretien hirsute !

Jean-Luc Godard est mort à l’âge de 91 ans. Nous l’avions rencontré en 2015 chez lui, en Suisse, à Rolle. Adieu au langage, son dernier film, avait rencontré un certain succès aux États-Unis et venait d’être couronné meilleur film de l’année par la critique américaine. Le cinéaste légendaire est là, terriblement présent, commentant l’actualité avec cette dent dure qu’on lui connait. Il fait inlassablement des liens entre le passé et l’avenir, l’ici et l’ailleurs : la dette grecque, Charlie Hebdo, Marine Le Pen, les salauds sincères, le devoir d’aimer… Il met les choses ensemble. Pas spécialement optimiste, mais pas non plus désespéré. Comme il le dit lui-même, à partir d’un moment, le zéro peut reprendre vie. Par Thierry Lounas, à Rolle.

Vous venez de recevoir un prix en Suisse. Ça vous a plu ? Une cérémonie complètement nulle, ils m’ont donné un prix pour l’ensemble de ma carrière, 30 000 francs suisses, que je partage avec la SPA, une petite entreprise qui s’appelle La Volière, qui recueille des oiseaux, et Amnesty International, ce qui fait quatre fois 7 500 francs chacun, c’est bien.

Un prix « pour l’ensemble de son œuvre », c’est toujours embarrassant, surtout quand on dit, comme vous, qu’on n’a pas d’œuvre… Je n’y suis pas allé. Je leur ai fait, comme pour Cannes, un petit DVD de remerciements. J’ai cité un petit poème de Ramuz et un poème de Pasolini, qui s’appelle Les Cendres de Gramsci et qui parle de « l’humble corruption ».

J’espère que ça n’a pas été mal interprété. À mon avis, ça n’a pas été interprété du tout. (rires) Pour moi, la Suisse c’est cela, l’humble corruption. Et puis, il n’y a plus de cinéma suisse. Il y a des films suisses comme y a des films bulgares, des films finlandais, néo-zélandais, mais il n’y a plus de cinéma suisse. Ça a existé autrefois, les cinémas nationaux. Il y a eu le cinéma français, russe, américain, allemand, maintenant il n’y en a plus. C’est à dire qu’il n’y a plus de pays où les gens se reconnaissent dans leurs films, et que les gens d’autres pays reconnaissent comme n’étant pas les leurs.

C’est terminé ? C’est terminé depuis cent ans.

Vous avez dit : « Je lis deux journaux, je lis Libération et Charlie Hebdo. » C’est toujours le cas ? Oui.

Vous êtes Charlie ? Tous les gens disent comme des imbéciles : « Je suis Charlie. » Moi, j’aime mieux dire : « Je suis Charlie », du verbe « suivre ». Et je le suis depuis quarante ans. Et même depuis soixante ans, depuis À bout de Souffle. Il y a dans le film une jeune fille qui vend Hara-Kiri et qui demande à Belmondo : « Vous n’avez rien contre la jeunesse ? » et Belmondo dit : « J’aime bien les vieux, effectivement. » (rires) On les suit depuis cette époque. C’est mieux de suivre que d’être. Dans Film Socialisme, il est dit : « Si la France utilisait le verbe avoir ça irait mieux », plutôt que le verbe être.

Il valait mieux ne pas faire partie de Film Socialisme, entre Bernard Maris qui est mort dans l’attaque de Charlie Hebdo et le Concordia qui a coulé… On a eu de la veine. Sur le bateau, on faisait souvent des simulations de naufrage. L’Italien hurlait dans les hautparleurs : « Mollare il nave… ! Mollare il nave ! » (« Abandonnez le navire ! Abandonnez le navire ! »)

Bernard Maris, dans le film, parlait de l’invention du zéro par les Arabes… Je ne le connaissais pas très bien, je le lisais dans Charlie et je l’ai mis dans Film Socialisme avec Elias Sanbar, l’ambassadeur de la Palestine. Après, je ne l’ai jamais revu. C’était un homme honnête, et comme tous les gens honnêtes, il tremblait quand il jouait.

Comment vous décidez du casting ? Cela dépend. Avant-hier, je regardais l’émission d’Yves Calvi, il y avait une journaliste noire que j’ai prise en photo, puis j’ai noté son nom, j’ai pensé que ce serait bien d’avoir une Noire à tel moment dans le film. Cela vient comme ça. Choisir des acteurs qui sont à peu près d’un nul convenable, cela prend du temps. Cela m’a toujours paru bizarre, ceux qui voulaient être acteurs. On est déjà assez acteur dans la vie pour ne pas l’être encore plus, je trouve ça vraiment bizarre.

Pourquoi ne pas prendre des acteurs connus convenablement nuls ? Ah non ! Pas des acteurs connus.

Vous avez pourtant fait tourner Delon, Depardieu, etc. Pourquoi ne pas continuer ? Ah, parce que c’est un peu ridicule de garder avec eux le côté « première fois ». Bien sûr avec Depardieu, Huppert, on se dit qu’on va essayer de faire qu’ils soient comme on ne les a jamais vus. Et puis on est fatigué. On ne peut plus. Ils ne peuvent plus eux-mêmes. Depardieu, il a fait un ou deux films. Delon en a un fait un avec Visconti, une moitié avec moi. C’est comme si vous disiez : on va faire un film d’amour où on mettrait Fabius en caleçon, et puis on essayera d’y faire croire.

Personnellement, je suis bon public. Moi aussi je suis bon public. Et puis je m’ennuie, je ne comprends pas comment le public ne s’ennuie pas. Quand vous regardez la publicité pour les films, dans les trois quarts, vous voyez un homme et une femme. Vous ne voyez jamais rien d’autre. Mais y a que ça sur la Terre ?!

Il y a beaucoup ça dans vos films aussi… Ben, j’essaye de m’en éloigner, ou d’y mettre autre chose.

Vous êtes cruel avec les acteurs connus. Delon était si bien dans Nouvelle Vague. Pourquoi cela ne marcherait pas aujourd’hui ? Parce que l’époque change. Du reste, oui, il y a des choses intéressantes dans Nouvelle Vague, mais ça n’a pas très bien marché. Ça venait aussi du fait que j’avais mal choisi l’actrice, Domiziana Giordano. Je l’avais vue dans un film de Tarkovski (Nostalghia, ndlr). Quand elle est arrivée sur le tournage elle avait douze kilos de plus, et ça n’allait plus du tout. Des choses comme ça, c’était classique. Mais j’ai vécu tout cela et je le ne regrette pas. Je peux critiquer, mais je ne regrette pas.

Puisqu’on parlait de kilos et de physique, Chantal Goya disait que vous vouliez absolument la faire tourner nue.(Rires) C’était assez malhonnête, je suis d’accord. Au début, on a tendance à faire au cinéma ce qu’on n’a pas forcément eu l’occasion de faire dans la vie. Je plaide tout à fait coupable-là-dessus. Heureusement, on en sort.

Le dernier texte de Bernard Maris dans Charlie Hebdo, qui est paru le jour de l’attaque, était une défense du dernier livre de Michel Houellebecq, Soumission. Vous appréciez Houellebecq ? Je me souviens de l’article, de sa position. Mais non, je ne suis pas fan de Houellebecq. Je trouve qu’il n’écrit pas très bien… Les religions, c’est autre chose. On se moque souvent de Malraux, mais Malraux avait dit il y a cinquante ans : le XXIe siècle sera un siècle de guerres de religions… Enfin, ce qu’on appelle des religions.

C’est pour ça qu’à la fin d’Adieu au langage, vous avez mis la chanson « Malbrough s’en va-t-en guerre »… Les guerres, elles sont venues et elles sont partout. C’est un monde étonnant dans lequel on vit. Qu’un garçon puisse faire son service militaire, avoir un fusil, une arme, cela m’a toujours semblé absurde. La police, encore, je comprends, juste un revolver, pas besoin de bazooka. Comment on peut accepter de quelqu’un qu’il aille porter la guerre, plutôt que de foutre le camp, quitte à être tiré dans le dos comme un lapin ? C’est incompréhensible.

Malbrough, c’est aussi Poutine ? Je ne sais pas pourquoi j’ai une affection pour la Russie, malgré ses crimes et ses horreurs. La Russie c’est un autre pays. Je ne sais plus qui disait : « La Russie, elle n’est ni en Europe, ni en Asie. » Alors où est-elle ? Elle est en Russie.

Vous avez déjà vu quelqu’un mourir dans un combat ? Non.

Ce n’est pas rien quand même… Ce n’est pas rien et c’est quelque chose qui manque ! Après, j’ai toujours eu une perception de la misère, ce qui permet de comprendre pas mal de choses. Quand je vois dans une actualité un blessé qu’on emporte, je le comprends aussi en me souvenant du jour où j’ai été emporté à l’hôpital.

Vous êtes en guerre vous-même ? Ah, je n’arrive plus à répondre à ces questions. Je n’y arrive plus parce que c’est notre langage courant, notre langage courant à sa perte, comme on le voit à la télé. Il y a un débatteur, Yves Calvi, ce n’est pas inintéressant, mais il dit sans arrêt : « Il faut mettre un nom sur les choses. » Ben non… Il faut laisser les choses vous envahir. Vous mettrez un nom après. C’est ce que je dis un peu schématiquement depuis longtemps, la parole se vide de sens, devient contresens, contradiction. Ça fait du débat une sorte de concert plus ou moins joyeux. Mais la parole, au fond, ne va jamais vers ce que nous on appelle l’image, pour former autre chose. Quand je dis « Adieu au langage », c’est « Adieu à notre langage courant », si vous voulez.

Mais à un moment vous avez aussi dit : « Puissance de la parole. » Oui, mais j’ai mis longtemps pour voir que ça n’allait pas. Souvent, dans les émissions télé, ils disent : « Ah ! il faudrait quand même appeler les choses par leurs noms ! » Mais les choses n’ont pas de nom. Et puis si on les appelle, elles ne viennent pas. Bref, c’est très difficile de parler des choses, parler de la chose elle-même. Parfois, on y arrive avec certains scientifiques, certains philosophes, mais c’est rare. On est une société de gens de lettres. Le prix Nobel n’est jamais donné à des peintres, à des musiciens, je ne parle même pas du cinéma ! On ne le donne qu’à des œuvres littéraires, à tous types de littérature : mathématique, etc. Le cinéma n’a pas réussi à redresser la barre. Et la psychanalyse, qui est née presqu’en même temps, n’y est pas parvenue non plus. Elle a traité le pire mais elle n’a pas traité l’imagination. Un monsieur m’a dit une fois dans la rue : « Les gens ont le courage de vivre leur vie mais ils n’ont pas le courage de l’imaginer. »

Vous considérerez que tout cela a échoué ? Je ne sais pas… Il y a quarante ans, après mon accident (de moto, en 1971, ndlr), pendant mon séjour à l’hôpital, j’avais lu des choses d’un chimiste belge, Prigogine, qui parlait d’entropie et de la deuxième loi de la thermodynamique. Il a découvert chimiquement, pas seulement en mots, qu’au bout d’un moment le zéro reprenait vie. Ça correspondait assez bien à cette période de mon existence.

Pourtant vous y avez cru, à l’image, à la télé… Certaines personnes de la Nouvelle Vague ont pensé cela oui, Rossellini aussi.

Vous l’avez quand même fait avec Six fois deuxEssayé seulement. C’était encore très ironique, trop destructeur. Tout est interprété tout de suite ! On ne retrouve pas l’originalité de la langue… Rimbaud, lui, inventait naturellement. Les surréalistes aussi, d’ailleurs ils sont bien oubliés les surréalistes, ou Dada. Il y avait quelque chose qui était nouveau, une espèce d’effervescence. Après, ça s’est tassé. Il y a un livre intéressant de Jacques Rancière qui s’appelle Le Maître ignorant, dans lequel il dit qu’on ne peut enseigner que ce que l’on ne sait pas. Moi, quand j’ai commencé à faire du cinéma, je croyais que l’on n’enseignait que ce que l’on savait, et je militais même pour qu’il y ait du cinéma à l’université. (rires)

Et ce que Deleuze a écrit sur le cinéma ? Nul ! Nul par rapport à ses textes philosophiques. L’exemple de Deleuze, c’est tout à fait cela ! On passe de manière absurde d’Eisenstein à Cronenberg, même s’il y a un film de Cronenberg que j’ai bien aimé. C’est un film assez bizarre, où il y a un couple et des espèces d’animaux, des vers ou des serpents… eXistenZ. Mais bon, mon problème, c’est que je ne crois plus aux films à 15 millions. Quand vous voyez une photo de plateau à l’époque des films de Fritz Lang, regardez l’équipe technique : ils regardent tous dans la même direction. Aujourd’hui, si vous regardez une photo de plateau, tout le monde regarde partout, dans tous les sens. Ils ne sont plus ensemble.

Vous réussissez à discuter avec votre équipe pendant le tournage ? Avant, je n’aimais pas tellement, je me mettais au bout de la table. Aujourd’hui, comme on est trois, se mettre au bout de la table, ça a moins de sens.

On ne peut effectivement pas faire beaucoup plus petit comme équipe… C’est le minimum, parce qu’il y a quand même un peu de technologie, un peu de régie, un peu de tout. C’est ce qu’on appelait autrefois l’autogestion. Même si mes rapports avec les producteurs ont été de plus en plus honnêtes et libres, ils étaient encore trop stricts. J’ai senti qu’il fallait un peu diverger, en étant un peu producteur soi-même pendant un moment, un peu Robin des Bois, et puis les deux garçons de Wild Bunch (Brahim Chioua et Vincent Maraval, ndlr) ont accepté d’être en-dehors du système.

Faut-il pour autant renier les producteurs ? J’en ai admirés. Je me rappelle avoir dit à Fellini, une fois, que sans Carlo Ponti il n’aurait jamais pu faire La Strada. Il n’était pas content…(rires) Et il y a eu de très grands producteurs américains, qui étaient les vrais créateurs. Aujourd’hui, quand je vois, dans un film, un plan avec les acteurs X et Y, je pense parfois à l’équipe derrière et je me demande : « Qu’est-ce qu’ils sont en train de penser ? » (rires)

Ils s’ennuient ? Peut-être qu’ils ne s’ennuient même plus : ils ont muté. Quand je vois les gens sur leur ordinateur qui se passionnent parce qu’ils envoient une sonde sur Mars, qui porte en plus le nom d’un mauvais film belge (Rosetta, ndlr)… Ça m’ennuie…Je ne comprends pas comment ils peuvent applaudir ! Les instruments ont tout fait pour eux. Étrange. Avant, j’étais en colère, puis cela m’a fait rire, et au bout d’un moment, on se lasse du rire. Dans Film Socialisme, à un moment, le représentant de la télévision dit : « Ça a changé, aujourd’hui les salauds sont sincères. » Je pense non seulement ça, mais je pense aussi depuis quatre ans que les sincères sont des salauds. (rires) Avant, quand on disait « C’est un salaud » , celui-là se disait : « Oui je suis un salaud mais j’ai raison. » Aujourd’hui, il ne se pense plus comme salaud, il est sincère, il fait des saloperies mais il est sincère. Ce n’est plus le salaud de Sartre. Dans La Nausée, Roquentin, dans son café au Havre, tout à coup, sentait que l’autre était un salaud. Aujourd’hui non, ce sont des salauds sincères. Les trois quarts des nazis étaient comme cela. Les Américains sont très forts là-dessus, il n’y a pas de bien ou de mal, c’est pour ça qu’ils en parlent aussi aisément.

Les techniciens ne sont pas tous devenus des « salauds » ? Le technicien est simplement lié à sa technique. Il n’y a plus de création, toutes les voitures sont les mêmes. Donc il y a un emploi, mais il n’y a pas de travailleur. Le Parti communiste dit encore quelques fois « les travailleurs » , mais il n’y a plus de travail donc il n’y a plus de travailleurs. On me dira : « C’est une question de mots ! » Prenez le Conseil national de la Résistance en 1944, dirigé par Jean Moulin, je crois qu’il y avait douze membres. Le Front National, affilié au Parti communiste, avait deux voix. Eh bien aujourd’hui il en a plus. Et les membres de l’électorat communiste sont devenus pour les trois quarts des frontistes nationaux. C’est tout. Alors on vous dit : « Ouais, vous faites une astuce sémantique. » Non, pas du tout. C’était déjà là. Le Front National était là.

D’ailleurs vous avez suggéré que Marine Le Pen soit choisie comme premier ministre. Au moins, les débats seraient un peu différents, un peu nouveau. C’est déjà une nouveauté que les départementales intéressent tant le monde.

Vous avez vu le profil assez étonnant des candidats FN… Il n’y a aucun vrai reportage sur eux. On ne voit toujours que le chef. Ils veulent toujours un couvre-chef, un chef qui les couvre. Y a quelque chose qui ne va pas.

Dans beaucoup de vos films, en Palestine, à Sarajevo, il y a l’idée d’un aller-retour. On va ailleurs mais on se rend compte que c’est d’ici qu’il faudrait parler des choses. Oui, l’aller-retour. Soit on le fait de soi-même, soit il vous est imposé. On est exilé chez soi-même. J’ai été aux quatre coins du monde, en tout cas trois et demi, à ma façon. Après, avec l’âge, je voyage en chambre, comme on dit.

Et on peut parler de la même manière du monde en étant ici ? Souvent un peu mieux. Parce que plus jeune, dans l’action, on voit moins, on se débat… Non, ça je ne regrette pas.

Faire des films à 84 ans ou à 50 ans, c’est différent ? On peut faire exactement les mêmes films. Là, pour le prochain, ce qui m’embête un peu c’est qu’il va falloir aller à Saint-Pétersbourg, et que ça fait beaucoup, physiquement. Il faut être en forme. Après les attentats de Charlie, j’ai eu une espèce d’attaque dans la colonne vertébrale, je viens de passer un mois et demi à l’hôpital. Il y a beaucoup de choses qu’on ne fait plus, cela n’a rien d’extraordinaire. Oliveira par exemple, il a fait de belles choses, et petit à petit, il ne peut plus. Il voudrait, il continue, on l’aide mais il se force, ça fait de la peine (l’entretien a été réalisé avant la mort du cinéaste, ndlr).

Ah, vous trouvez ? Peut-être qu’il ne se force pas, peut-être qu’il est heureux. Une fois, nous sommes allés voir Vittorio De Sica sur l’un de ses tournages, en compagnie de Rossellini, dont j’étais la groupie. Et il dormait, De Sica… L’assistant est venu le réveiller et lui a dit : « Maître, on a fait le plan 54. » Et il a répondu : « Faites le 55… »

La forme physique, cela compte. On en parlait avec Bertolucci, qui est désormais en chaise roulante. Ah, je ne savais pas. Oh, le pauvre. On a été un peu amis tout au début, au moment de Prima della Rivoluzione et après ça a disparu, il a pris une autre voie.

Mao est une figure qui vous intéresse toujours ? Oui, même si on en sait plus sur lui, tous les incroyables désastres, famines, morts et tout ce qu’il a fait. Malgré tout, dans le Petit Livre Rouge, il y avait une ou deux phrases que j’ai gardées, comme : « Mettez les problèmes sur le tapis. »

Vous regardez parfois la télévision ? Oui. Il y a une très bonne chaîne en France, c’est Histoire.

Vous aimez les documents d’archive ? Ce qui m’intéresse c’est : « Ah, ça s’est passé. » C’est encore mieux quand on a les documents à sa disposition : on ralentit, et puis on regarde un visage ou un truc. J’aime bien, quand il y a des défilés, arrêter puis regarder des visages des travailleurs ou des soldats, tout ce qui défile, un chien qui passe…

Puisque vous vous intéressez à l’Histoire, que pensez-vous de l’indemnisation réclamée par la Grèce à l’Allemagne ? Ah, c’est vraiment des salauds les Allemands. (rires) On a effacé toutes leurs dettes, on leur a reconstruit leurs maisons et ils se permettent d’envahir la Grèce en touristes.

Les Grecs ont raison de réclamer ces indemnités de guerre ? Ils ont bien raison ! Et je vous recommande de regarder le film de Chris Marker qui s’appelle L’Héritage de la chouette et dans lequel on comprend qu’on doit tout à la pensée grecque, qui a duré deux mille ans. Il montre même comment la pensée grecque a influencé le Japon. Vous prenez une soirée, vous regardez L’Héritage de la chouette et le problème entre l’Allemagne, l’Europe et la Grèce est réglé. L’Europe, l’Allemagne, doivent se mettre à genoux devant la Grèce et dire merci. C’est tout. Chaque fois que vous faites une phrase et que vous dites « donc », les Grecs devraient recevoir 10 dollars en droits d’auteur, et il n’y aurait plus de dette grecque.

Vous avez dit à un moment qu’Hitler avait gagné la guerre… D’une certaine façon, oui. C’est vrai pour la Grèce en tout cas. L’Amérique, elle, se débrouille d’une autre façon. À mon avis ce qui intéresse les États-Unis c’est la guerre civile. Ils sont nés dans la guerre civile, contre les Anglais d’abord, contre les Indiens, et entre eux ensuite. Ce qui les intéresse c’est d’exporter la guerre civile chez des gens qui sont contents de trouver un protecteur. Le traité de l’Atlantique Nord… Mais l’Atlantique Nord, ce n’est pas en Afghanistan… (rires) Ni en Syrie… (rires) Donc… Qu’est-ce que vous voulez ? C’est étonnant. Étonnant… Ils aiment la guerre civile.

Vous pensez qu’une guerre civile c’est toujours pire qu’une guerre tout court ? Oui. Parce qu’il y a quelque chose de pas clair, comme dans une dispute amoureuse.

Vous vous considérez comme auteur ? Aujourd’hui tout le monde est « auteur ». Celui qui fait le « clap » veut être « l’auteur du clap ». Cette question de droits d’auteur a pris des proportions grotesques, encore plus avec internet.

Vous êtes content de savoir que King Lear se trouve librement sur internet ? C’est très bien. Moi, j’ai été payé, je n’ai plus de droit dessus. Ensuite, les gens font ce qu’ils veulent. S’ils veulent prendre le film, cela ne me regarde pas. Un cinéaste doit savoir combien il souhaite être payé. Et une fois qu’il a eu son argent, il n’a qu’à reverser les recettes supplémentaires à Amnesty International ou à la Croix Rouge. Ceux qui s’appellent « auteurs » devraient appliquer la phrase de Marx : « Producteurs soyez vous mêmes. » C’est à dire qu’ils deviennent leur propre producteur et qu’il se payent avec leur œuvre, qu’ils fassent comme pendant la guerre : la Résistance recevait de l’argent de Londres, des Russes, et ils en vivaient, ils ne cherchaient pas à en avoir plus. Mais hélas, cela n’a pas duré longtemps. Je me souviens d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, chef du mouvement de libération, qui disait : « Jusqu’en 1943, l’argent dans la Résistance n’était pas une fin mais un moyen. » Ça n’a duré que deux ans.

Les auteurs sont-ils trop gourmands ? Que les auteurs qui veulent des droits deviennent producteurs,qu’ils fondent une société ! Qu’ils s’occupent des factures, de l’Urssaf et detout. Mais ils ne veulent pas s’occuper decela, ils veulent, comme on dit, le beurre et l’argent du beurre. Il faut chercher à être son propre producteur, comme un producteur de légumes bio va vendre sur son marché. Il ne faut pas chercher à être universel. Il y a très peu de gens indépendants, du coup il n’y a quasiment pas d’auteurs de films, comme on peutdire d’Erich von Stroheim qu’il était unauteur de films, ou même certains hollywoodiens, John Ford ou d’autres. Ou Jean-Marie Straub aujourd’hui.

Vous touchez beaucoup de droits d’auteur ? À chaque passage à la télévision, je touche un peu d’argent. Ce sont mes revenus, comme d’autres gens, à qui j’essaye de dire ça. Mais eux, ils veulent plein de trucs : les Assedic, des droits au chômage… Ce qui me semble incroyable, c’est de vouloir à ce point devenir chômeur. Ensuite, ce sont les droits à la retraite, alors avant même d’avoir obtenu la victoire, ils ont obtenu la retraite. Non, il y a que des devoirs, il n’y a pas de droits, ça je l’ai dit souvent. Quand on voit un mendiant qui dit : « J’ai le droit de manger et le devoir d’aimer ». Moi je n’estime pas que j’ai le droit de manger ou le droit d’aimer. J’en ai le devoir. Je dirais ça comme ça, en tant que personne humaine. Quant aux droits de succession, je pense que le fils ou la fille peut profiter des biens de ses parents jusqu’à l’âge légal à partir duquel il prend son envol, ou il ne le prend pas. Il n’y a aucune raison que les parents les lèguent à l’enfant, ils doivent les léguer à Amnesty International ou à une autre association, et puis l’enfant doit se débrouiller.

C’est valable pour les œuvres aussi ? Il faudrait qu’elles soient publiques ? Qu’il y ait un droit à la propriété intellectuelle, qu’il y ait même des brevets, cela me dépasse. Je ne sais même plus de qui sont les trois quarts des dialogues dans mes films, je ne les note pas. Je prends les extraits qui m’intéressent sans me soucier des droits. S’il y a un procès… mais il n’y en a jamais eu, parfois je l’aurais souhaité. À un moment, avec Anne-Marie (Miéville, ndlr), on a même imaginé qu’elle me fasse un procès, juste pour faire jurisprudence… Tout cela, au fond, c’est de la littérature, car ça n’existe que par des textes, que par du papier. Quand le juge vous condamne et dit : « En vertu de la loi n°… » , cette loi aussi a un auteur, très souvent la loi porte le nom de son auteur, la loi ceci, la loi cela. En France, pour la cigarette, il y a la loi Évin. Il faudrait dire au juge : « Avez-vous déjà commencé par payer des droits à monsieur Évin ? »

On abuse de la notion d’auteur ? Oui tout à fait, mais ce sont des questions de gros sous, on met des dates, soixante ans, à peu près le même temps qu’il faut pour que les archives soient déclassées. Dans les agences d’actualité, quels sont les droits ? On voit plein de morts qui n’ont jamais eu leurs droits d’auteur. Pour les trois quarts des photos de journaux il n’y a pas de droits d’auteur, on voit un type dans la misère, une fille qui se noie. À la télé ou dans les journaux, ils pourraient garder un peu d’argent et chercher qui a fait ça. Quand un gros plan fait la couverture d’un journal, le photographe a touché son salaire, lui, mais la fille estropiée, elle n’a rien touché, elle. Il y en a des milliers.

Internet fait paniquer l’industrie… Oui, mais l’industrie, c’est comme le marché, ce sont des hommes et des femmes. On dit les marchés comme on dit les dragons. Dans Allemagne année 90 neuf zéro j’avais cité une phrase de Rilke, qui disait : « Les dragons de notre enfance ne sont peut-être que des princesses, qui attendent de nous voir beaux et courageux. » Ah, ils attendront longtemps.

Vous vous êtes disputé avec beaucoup de gens ? Oui. Comme Truffaut, Rohmer, Rivette, je n’étais pas un fils d’assistant, je ne venais pas du cinéma, je me suis donc beaucoup disputé avec les gens. Mais cela ne sert à rien de se disputer : ce sont des salauds sincères. Certes, on n’est pas expédié au goulag, mais petit à petit on est hors circuit. On est apatride dans sa propre patrie.

Vous êtes sensible au fait que vos films marchent ou pas ? Non, pas vraiment. Même si quand Adieu au langage a eu le prix du meilleur film étranger de la critique, ça m’a fait plaisir quand même. Invraisemblable, non ? Que la critique américaine m’ait préféré à un autre, je ne sais plus… Fincher ou je sais pas quoi. Je me disais : il y a quand même une justice. (rires)

Les États-Unis vous intéressent ? Je suis allé souvent aux États-Unis, essayer de faire des films, cela n’a jamais marché mais il y avait des trucs sympathiques, je m’en souviens.

Vous auriez bien aimé ? Ben, j’ai essayé. Je voulais faire Sur la route de Kerouac. Il y a eu un projet et puis on n’est jamais partis. (rires) Je voulais partir, je me rappelle encore, d’un village de retraités en Californie qui s’appelle Vérité et Conséquences, Truth and Consequences. Ce sont de petits bungalows. Et je voulais aller jusque dans le Nord, le Montana je crois, où il y avait aussi un village qui s’appelait Crazy Women. C’étaient plus des idées que des films. C’est un peu des mirages à soi-même. En fait, si on était partis, je crois que j’aurais quitté la route très vite.

C’est arrivé parfois ? Oui, c’est arrivé sur un film que je devais faire en 1968 ou en 1969, à la fois à Cuba et aux États-Unis, qui s’appelait One American Movie. Il y avait une séquence aux États-Unis et une séquence à Cuba. Il y a eu simplement quelques séquences tournées aux États-Unis et je crois que c’est Richard Leacock et Donn Alan Pennebaker qui les ont gardées. C’étaient surtout des entretiens avec des Noirs, les Blacks Panthers, et puis une séquence avec un groupe de musique qu’on avait installé sur un toit… c’était un peu chiqué.

On ne s’en rend pas compte tout de suite que c’est chiqué ? Non, on s’en rend compte petit à petit.

Ça peut arriver au montage ? Tout à fait. Mais là, le film s’est arrêté petit à petit. Il y en a même qui doivent attendre que le film ait du succès pour s’en rendre compte. (rires)

Pourquoi n’avez-vous pas filmé le sport alors que vous en avez souvent parlé ? Parce qu’il y a trop de règles à transgresser. On ne peut pas se contenter de filmer autour des matchs. Quand on voit le film que fait Dany Cohn-Bendit au Brésil, c’est un peu triste de ne faire que ça, assez triste même.

Qu’est-ce qui est triste dans ce film ? Tout.

Mais c’est quoi ce film ? Un film où il parcourt le Brésil pendant la Coupe du Monde et il parle à des gens, surtout des pauvres, les habitants de favelas. C’est un petit reportage comme un autre, c’est un peu désolant qu’un garçon qui a fait tout ce qu’il a fait fasse cela aujourd’hui, et pense qu’il a fait quelque chose, surtout.

Ah, vous êtes dur avec lui… Ah, oui. Il croit que s’il prend une caméra, qu’il appuie dessus, elle va enregistrer quelque chose et qu’après il pourra en faire quelque chose. Non, la caméra c’est une vraie pute pour les gens qui s’en servent. Ils s’en servent comme une vraie pute. Ce que fait DSK, c’est rien à côté. (rires) Lorsqu’un scientifique regarde dans un microscope, il n’y a pas de rapport de prostitution, alors que dans le cinéma il est là facilement.

Mais vous aimez bien la foule des stades ? Relativement assez peu. Je ne pourrais pas être en train de crier dans un stade. C’est fascinant les trucs de foule, de masse, le foot etc. Parfois, je regarde des matchs, j’aime un peu… J’ai toujours eu une équipe de préférence au fil des âges, le Barça, à cause de la Catalogne et de la guerre d’Espagne, ou en Suisse le Servette de Genève. Mais en même temps, j’ai toujours pensé : « Qu’est-ce qui fascine tous ces gens ? » Comme dans les manifestations politiques. Où est leur lieu ? Est-ce que ce sont eux-mêmes qui rêvent de former une bonne équipe et de marquer des buts. Est-ce une métaphore ? Est-ce une métaphore de quelque chose à faire dans la vie ? Tout cela n’est pas étudié ni filmé. Le cinéma n’a pas a servi à cela, à voir que ce sont les choses qui nous parlent et non pas nous qui parlons aux choses. Ç’a été une espèce d’invention un peu bizarre, mi-technique, qui en même temps, essayait de s’échapper de la technique, qui voulait faire autre chose qu’une image. Mais ça a donné des monstres, la télé, tout le reste. Le cinéma ne s’est pas allié avec la radio.

Vous aviez fait une proposition avec Coppola, qui était un peu dans le creux de la vague, de filmer les Jeux Olympiques ? Ça se peut bien, d’ailleurs moi-même j’aurais bien aimé filmer les JO. Coppola était très gentil avec moi. Quand c’est reparti pour lui il m’a hébergé avec d’autres cinéastes pendant six ou sept mois. On avait un bureau, on ne faisait rien, j’avais une Ford Mustang… Je faisais un peu de tennis… Et je réfléchissais, à rien et à tout… C’était un moment sympa, il était très agréable.

À San Francisco ou Los Angeles ? À Los Angeles. Il avait racheté un petit studio, pour Wim Wenders qui tournait Hammett.

Vous appréciez Coppola comme cinéaste ? Pendant un moment oui, comme Scorsese avec un de ses premiers films, Alice n’est plus ici ou je ne sais plus quoi, un film avec un petit garçon. Et puis après non, c’est du chiqué, c’est les futurs Tarantino, Coen et tout ça…

Vous allez un peu au cinéma encore ? Peu, c’est dommage, je regrette un peu, parce que le grand écran ce n’est pas pareil. Si j’avais de l’argent, j’aurais un petit cinéma ici et je passerai des films que j’aime de temps en temps en me fichant que les gens viennent ou pas.

Vous ne voyez plus du tout les films contemporains ? Non, plus du tout, les noms me sont totalement inconnus. Parfois, on m’en envoie et je suis content de voir ça. On se dit : « Tiens, il y a encore des poussins qui poussent, c’est bien. »

Ça vous intéresse encore ? Oui, on est attentif. Il ne faut pas critiquer par principe.

Quels projets avez-vous regretté de ne pas avoir fait ? Aucun. Le plus souvent ce sont des emballements et c’est souvent moi qui ne donne pas suite. J’avais par exemple un projet avec Paulo Branco. Je crois que pour la première fois de son histoire j’avais pu obtenir de lui qu’il dépense de l’argent avant. Et au bout d’un moment il m’a dit : « Ma mère est très malade, je n’ai pas d’argent pour la soigner, il faudrait me rendre l’argent. » Alors je lui ai rendu l’argent et ça s’est arrêté. (rires)

C’est une belle histoire… Ce sont des histoires de cinéma qui sont sympas, parce que les discussions sur l’argent n’étaient pas cachées, c’est net et précis. Dauman, Braunberger ou d’autres étaient quand même des individualistes, des sans-gêne. Avec Sarde, les rapports sont plus simples : on va obtenir tant, il reste tant, on partage à égalité ce qui reste.

À condition qu’il n’y ait jamais de dépassement. Il n’y a pas de dépassement.

Jamais ? Non, sinon le film s’arrête. Je ne vois pas comment les films peuvent avoir du dépassement. C’est de la folie. Voilà comment des pays peuvent avoir ce qu’ils appellent de la dette.

Quel est le film sur lequel ça c’est le moins bien passé à ce niveau-là ? Peut-être Hélas pour moi, parce que Depardieu avait quitté le tournage. Il est revenu un peu. J’étais simplement metteur en scène. Pour moi, le film est moins bon à cause de cela aussi, je n’avais pas vraiment de prise, il y a des acteurs qui étaient mauvais.

Y a-t-il un film d’un autre cinéaste que vous auriez aimé faire ? Je suis un peu vieux pour cela. Plus jeune, je vous aurais dit Naissance d’une nation. On a, du reste, un peu failli le faire à un moment donné, quand on est allés au Mozambique. Juste après son indépendance, le ministre de l’intérieur, qui était un ami d’un ami, avait accepté un projet pour une télévision. Ça s’appelait Naissance de l’image d’une nation. Et puis ça s’est arrêté.

L’idée qu’un film coûte trop cher, cela un sens ? Je pense, un peu. Et il y a beaucoup trop de films. Le seul moment où le cinéma a très bien marché en France, c’est pendant l’Occupation allemande.

C’est à dire ? Tous les films avaient du succès. Ils faisaient 40 films par an pour 50 millions de citoyens.

Vos films ne coûtent pas cher ? Non.

Combien ? Cela dépend de quelle comptabilité on adopte. Selon ma comptabilité, c’est 300 ou 400 000 euros. Le film est, si vous voulez, une sorte d’expédition, financée au fur et à mesure que l’expédition s’avance vers le Nord ou le Sud. Les gens qui sont dans cette expédition sont payés et en vivent. Si on a besoin d’une chemise, eh bien, on s’achète la chemise et on l’intègre dans les frais. Voilà.

C’est un peu de la production en continu ? Totalement.

Ça n’a pas toujours été comme ça ? Non, c’est venu petit à petit. C’est venu parce que le tournage habituel était trop lourd.

C’est plus de travail de tourner avec une toute petite équipe ? Oui, parce que c’est davantage du vrai travail, pas juste une occupation qui obéit à des schémas ou à des clichés.

Pourtant, vous avez mis quatre ans pour tourner Adieu au langage. Les gens s’en plaignent… (Rires) Mais qui ça ?

Un ami, qui pense que vous pourriez aller un peu plus vite. (Rires) Mais qu’il le fasse lui, et il verra… Il verra combien de temps ça prend de dire adieu au langage.

Qu’est-ce qui vous prend autant de temps ? Comprendre ce qu’on fait, penser à ce que l’on fait. Tiens, je peux vous montrer comment c’est, derrière, chez les Anglais. On l’appelle « chez les Anglais » parce que c’est une cave et ça me fait penser aux aviateurs anglais que l’on cachait pendant la guerre. (Dans la pièce de derrière, JLG montre trois écrans, répartis à gauche, au centre et à droite. Des images de Riz Amer.) Là, j’ai trois écrans. C’est encore autre chose que les écrans du Napoléon d’Abel Gance qui étaient déjà très prémonitoires et très travaillés. Au centre, on voyait Bonaparte à cheval et puis à gauche et à droite, les troupes qui avançaient, ça faisait beaucoup d’effet quand même. Là, vous êtes en 3D puisque vous êtes dans l’espace réel, vous êtes dans le temps et dans le son, beaucoup plus que dans l’espace. Vous passez d’un écran à un autre, vous êtes dans le temps de la réflexion.

Mais le film n’est quand même pas monté avec trois écrans ? Eh bien si, il est monté comme ça. J’ai trois écrans, trois machines. Ça se monte comme ça. Ça peut prendre six ans ou au contraire beaucoup moins. Nous sommes dans la sculpture, si vous voulez.

Idéalement il faudrait restituer de cette manière-là. Oui, exactement, dans une petite pièce. Ce peut être au théâtre aussi, simplement au théâtre.

C’est vrai que c’est étonnant cette simultanéité… Oui, mais pour les trois quarts des gens c’est trop. Tout à coup, ils ont l’imaginaire qui se met à bouillir et c’est trop pour eux. Donc ils préfèrent rester à du texte, à plat, qu’ils peuvent dominer. Ici, c’est plus de la peinture, de la sculpture, peut-être des mathématiques. Tout le monde a trois écrans chez lui mais il y en a un dans la chambre du bébé, un dans la chambre de maman, un dans la chambre de la bonne. Ils n’ont pas compris le principe.

Vous écrivez ainsi votre film au montage ? Pour moi, le montage, c’est le scénario. C’est après que l’on peut écrire : « Il entra dans la pièce. Il jeta un regard un peu désabusé… » L’écrire avant, c’est ridicule. Si les scénaristes le disaient à haute voix, ils ne pourraient pas continuer, ça les ferait trop rire. Celui qui met encore : « Écrit et réalisé » … Bon, pauvre garçon, si ça lui plaît.

Avez-vous de l’argent ? Non, pas grand-chose ! J’ai 40 000 euros.

En tout et pour tout ? Je pensais qu’avec Alain Sarde, votre producteur, les affaires marchaient bien. Pas spécialement, je lui disais : tu me donnes tant, je te donne les justificatifs pour les comptes et moi je vis. En plus je te fais un film. Voilà. Ici, la maison est louée par Wild Bunch. C’est un avant-poste, un avant-poste de Wild Bunch. Il y a un roman de Conrad qui s’appelle comme ça : Un avant-poste du progrès. À un moment, j’avais encore une maison de production, c’était beaucoup trop lourd. Même faire une fiche de salaire, c’est lourd. On raconte que Castro, quand il a pris le pouvoir, a dit à Guevara : « Est-ce que tu as des économies ? » Guevara a répondu : « Non j’ai rien. – Bon, ben tu seras ministre de l’économie. » Ce sont des espèces de malades qui font des courbes mathématiques. Ils vous disent qu’il y a du chômage mais seulement une fois qu’il est là.

Pourquoi avoir démantelé votre studio ? C’était encore trop. Les trucs technologiques qui évoluent…

Ça va finir comment cette histoire ? On peut aller plus bas, plus petit ? On peut aller comme fait Alain Cavalier, juste avec un iPad ou un iPhone, un petit ordinateur, une caméra, tout seul.

Et on est heureux comme ça ? Si on est un peu privilégié, qu’on est à l’abri, qu’on arrive à penser un peu par soi-même, à avoir quelques personnes autour avec qui on peut parler, des paysages et un chien, c’est une chance tellement énorme que d’une certaine façon on se dit : c’est un monde passionnant. Car pendant longtemps, personne ne l’avait vu bouger quand il bougeait, aujourd’hui, les trois quarts des gens se rendent quand même compte que ça bouge sous leurs pieds. Que ce soit le climat, la politique, ceci ou cela.

Vous pensez ça ? Que pour le meilleur et pour le pire le monde bouge ? Oui, c’est un sentiment. Les gens sentent que ça bouge, que des limites ont été dépassées. Anne-Marie et moi on n’a pas de retraite, enfin on en a une toute petite, moi j’ai cotisé environ soixante ans, j’ai une retraite de 600 euros par mois. Bon, je ne vais pas plaider pour avoir plus. J’ai tout juste l’impression qu’avec 600 euros on n’aggrave pas trop le régime des retraites en France, parce qu’on lui veut ni trop le bien, ni trop le mal. Parce que c’est une chose bizarre d’être à la retraite.

Quel sera le titre du prochain film ? Il s’appelle Image et Parole, sous-titré Tentative de bleu. Ou peut-être seulement Tentative de bleu.

 

Propos initialement parus dans Sofilm n°30, mai 2015. Remerciements à Jean Narboni, Jean-Paul Battaggia, Vincent Maraval, Paulo Branco et Juan Branco.