Chantal GOYA :  de Godard à Bécassine !

– Interview : CHANTAL GOYA –

40 millions de disques vendus, 17 albums, le record d’affluence au Palais des congrès… Chantal Goya peut aligner les chiffres. De hasards en aventures, elle a même démarré une carrière de cinéma fulgurante avec Godard. Tout le monde la voulait : Hitchcock, Forman, Carné… Mais, elle, préférait son potager. Et a fini en Bécassine. Conversation avec une frange de notre enfance. Par Thierry Lounas / Photos : Samuel Kirszenbaum
Chantal, vous avez tourné avec Godard, ce n’est pas rien. Comment en êtes-vous venue à faire du cinéma ? Par Jean-Jacques Debout. Je l’ai rencontré à un mariage. Je ne savais pas qui c’était, moi je connaissais les Beatles mais pas ce Debout. Il jouait au piano, et tout le monde me disait : « C’est Jean-Jacques Debout, et à côté, c’est Eddie Barclay. » Moi, je me disais : « C’est qui çui-là encore ? Moi je connais la banque Barclays mais je ne connais pas Eddie Barclay. » Je n’étais pas de ce monde-là, même si Claude Rich est un cousin. Jean-Jacques est venu vers moi, il m’a dit de but en blanc : « On se mariera ensemble. » 
Audacieux… Oui. Il m’a dit : « On se mariera, on aura deux enfants, vous serez célèbre à trente ans et vous chanterez à l’opéra. » Tout s’est réalisé, prémonitoire, le type. Un an plus tard, de retour à Paris, je le croise par hasard sur les Champs-Elysées, et il me dit : « Mon Dieu, Chantal, j’ai écrit une chanson en pensant à vous, venez… » Moi qui n’ai jamais de résistance à rien, je me dis : « S’il est comme ça, c’est qu’il m’aime. » J’y vais. J’ai appelé mes parents pour leur dire que je ne reviendrais plus. À l’époque, on était plus fous qu’aujourd’hui. On s’est mariés. Dans la foulée, il m’amène voir Daniel Filipacchi. Daniel me voit et dit : « Oh la la, je vais la faire chanter celle-là, j’ai la blonde avec Vartan, je veux la brune. » Je lui dis que moi, je voudrais être journaliste. On fait quand même une chanson qui s’appelle C’est bien Bernard le plus veinard ! Je me dis : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ! » ça passe à la radio et ça fait 1 million cette connerie ! Et tout le monde veut voir la fille ! Alors je fais la chanson à la télé. Je ne savais pas comment m’habiller, je me dis : « Je vais m’habiller comme en Angleterre, je mets mon kilt, un pull en shetland, mes mocassins et puis ma coiffure bien comme ça, celle que j’ai toujours eue » – je n’ai jamais changé de coiffure, hein. Et puis… (Elle chante) « C’est bien Bernard, le plus veinard – de la baaaannde… » Je chantais ça en me disant : « Qu’est-ce que c’est con ! » Godard regarde ça, il appelle Filipacchi qui éditait les Cahiers du Cinéma à l’époque, et lui dit : « J’ai vu une fille, je la veux tout de suite. » Daniel m’appelle : « Écoute, Godard veut te voir pour son prochain film. Tu dois le rencontrer dans un bar des Champs-Elysées. » J’y vais et j’attends. Je vois un bonhomme en imperméable qui avait l’air un peu bizarre. À chaque fois qu’il me regardait, je tournais la tête. Je croyais que c’était mec un peu louche. Pas un sourire. Il passait son temps à m’étudier de haut en bas. Puis, il vient vers moi et me dit : « Vous êtes bien Chantal Goya ?  Oui – Eh bien, écoutez, vous êtes exactement la personne que je veux. On tourne dans huit jours. – Comment ?! Je n’ai jamais fait de comédie, rien ! – Je ne veux pas une fille qui sort des cours de comédie, je vous veux vous. Vous représentez exactement la génération ‘Coca-Cola Karl Marx’ – Eh ben dites donc, c’est charmant ! » J’habitais Nogent-sur-Marne et chez moi vivaient aussi Claude Berri, encore jeune metteur en scène, qui n’avait pas de pognon, et Roger Dumas, qui fuyait les gens des impôts. Alors je leur dis à tous : « Écoutez, j’ai une bonne nouvelle : je vais tourner avec Godard – Quoi ?!!! Toi qui ne fais rien, qui fais la cuisine, le ménage, tu vas tourner avec Godard ?! » Ils étaient affolés. « Soyez contents, ça fera de l’argent pour mettre de la bouffe dans le frigo ! » Moi, pratique, toujours !
« Godard m’a dit : “Vous représentez exactement la génération ‘Coca-Cola Karl Marx’” » 
Comment cela s’est passé sur Masculin Féminin? Claude Miller, qui était l’assistant de Godard, est venu me chercher. Je lui dis : « Ça se passe comment avec Godard ? On se maquille ? » Il me dit : « Ah non, vous amenez vos affaires à vous et vous êtes vous-même. » Première séquence, avec Marlène Jobert, puis Jean-Pierre Léaud : « Vous vous asseyez au café et puis vous regardez la personne qui rentre. » Alors on prend un café et… qui rentre ? Bardot ! Alors : « Oh ! »… « Eh ben voilà j’ai la séquence », nous ditGodard. C’était comme ça, simplissime. Y avait ensuite une séquence dans le lit, avec Jean-Pierre Léaud près de moi. Mais quelle horreur ! Je me collais à Marlène Jobert…
Pourquoi ? Il n’est pas beau Léaud ? Ce n’est pas ça, mais moi je ne voulais pas coucher. J’étais avec Jean-Jacques Debout, je venais de me marier ! Il n’en était même pas question ! À un moment, Godard voulait que je me mette à poil dans la salle de bain, avec une vitre dépolie. Marlène devait passer sous la douche, puis moi. Je dis à Marlène : « Tu peux te mettre à poil toi ? – Ah ouais, je m’en fous complètement. Mon corps, c’est comme un bout de bois, je n’en ai rien à foutre – Ah bon ? Ben moi, je peux pas, je suis bloquée. » Alors je m’étais cachée sous le bidet, et Marlène repassait plusieurs fois, en se faisant une frange pour se faire passer pour moi. Godard, derrière sa grosse caméra américaine, regarde, et dit : « C’est bizarre, c’est le même corps », puis il entre dans la salle de bain : « Mais qu’est-ce que tu fous là ?! – Je ne veux pas me mettre à poil, sinon j’arrête le film. De toute façon, je n’ai jamais voulu être comédienne, je veux être journaliste. » Il me dit : « Eh bien là, c’est quand même le comble ! Tu ne seras jamais une vedette. – Je m’en fous ! La seule Vedette que je connaisse, moi, c’est ma machine à laver ! » (rires). Et Godard a conclu par : « Là, on a une folle, une timbrée… mais c’est drôle. »

Vous vous êtes bien entendus avec Godard ? Très bien. Parce qu’il aimait mon naturel. Si j’avais joué comme une cruche, il m’aurait virée. À l’époque, j’étais enceinte de quatre mois, personne ne le savait. Je vomissais partout, mais je n’ai rien dit. Je me suis juste confiée à Marlène. Elle m’a dit : « Tu ne dis rien, sinon il n’y a plus de film. » C’était ma seule complice. La dernière séquence du film a été terrible. Je devais parler de m’avorter avec des aiguilles à tricoter. La vision des aiguilles à tricoter, alors que j’étais enceinte, ça m’a bouleversée ! Du coup, j’ai été d’une vérité incroyable. Cette séquence m’a valu un paquet de prix d’interprétation.
Faire de la chanson par hasard, du cinéma par hasard, il faut quand même pouvoir assumer… Mais moi j’assume très bien, je suis gémeau, je suis un caméléon, je peux tout faire. Et l’époque était comme ça. On était très désinvoltes, on était jeunes… On ne connaissait rien, on s’en foutait, il n’y avait pas d’interdits. Quand un grand critique de cinéma est venu m’interviewer après le film, il m’a dit : «Vous savez que ce film va vous apporter beaucoup de choses, qu’est-ce que vous avez l’intention de faire maintenant ? » Une autre actrice aurait répondu : « Me mettre à fond dans le cinéma, poursuivre ma carrière… » Vous savez ce que je lui ai répliqué, moi ? « Oh, ben moi j’attends d’ouvrir une petite boutique de chaussures, avec des lunettes de toutes les couleurs, et je serais ravie de les vendre à tout le monde ! » C’est comique, non ?
Les propositions de rôle ont dû se multiplier ensuite ? Oui, j’ai été demandée par Hitchcock, pour faire un film en Amérique. Je lui dis : « Je peux pas, je suis enceinte de mon deuxième enfant. » Je lui ai conseillé mon amie Claude Jade. Il l’a prise (pour L’Étau, en 1969, ndlr). Je suis toujours là pour les copines… À partir de mon prix d’interprétation, tout le gratin des metteurs en scène italiens voulait m’avoir. Parce qu’ils voulaient me foutre à poil dans un lit. Forcément, ils voient une fille de vingt ans qui en fait seize ! Et puis j’avais pas mal de poitrine à l’époque, parce que j’étais enceinte, alors ils étaient tous comme des fous ! Une fois le bébé né, j’arrive sur un plateau, et on me dit « Ah mais non, je ne peux pas vous mettre dans le lit de Vittorio Gassman, vous avez quinze ans. – Mais non j’en ai vingt. – Ah non, on ne peut pas, vous êtes une enfant ! » Oh là là, quel dommage. C’est vrai que je faisais très gamine. Regardez cette photo avec les Beatles, là, un vrai bébé.
« Les gens ne comprenaient pas que je passe de Godard à Bécassine, ils sont devenus fous. »
Rien ne vous prédestinait à faire de la musique ou du cinéma ? Ah non rien du tout, au contraire. Si je n’avais pas été mariée à Jean-Jacques, je n’aurais rien eu à voir avec ce métier. Ce n’était pas un métier, pour mes parents : « aucun avenir, pas de sécurité, qu’est-ce que c’est que ce milieu de merde ? » Quand j’ai connu Jean-Jacques, il m’a emmenée voir Johnny à l’Olympia. « Mais c’est un temple de voyous ! », disaient mes parents. Ils étaient affolés : « C’est qui ce Jean-Jacques ? Qu’est-ce que fait son père ? – Son père il est opticien, il a été l’opticien du Général de Gaulle, alors tu te rends compte… – Ah bon, c’est déjà bien. » Jean-Jacques m’avait dit : « Sois bien à l’heure, parce que je viens avec quelqu’un de très important. » Il arrive, mon père lui dit : « Vous venez chercher Chantal ? – Oui, mais je suis obligé de prendre votre fille très vite, parce que j’ai Marlène Dietrich qui nous attend. » Marlène était dans la voiture avec ses gants jusqu’ici, elle s’est retournée et a dit (imitant l’accent) : « Mais c’est drôle cette petite jeune fille… On dirait une lolita. » On est arrivés à l’Olympia avec tous les journalistes, Marlène Dietrich croisant Johnny Halliday c’était l’hystérie, il y avait 200 journalistes sur eux. Et moi, on m’a confiée à la placeuse, qui m’a mise au dernier rang. Je ne voyais rien. Juste les longues mains de Marlène, au loin, qui applaudissaient.
C’est le milieu qui vous a fabriquée ? Non, parce que j’ai gardé ma personnalité. Moi, personne ne me dirige. Même Godard, quand il voulait que j’aille là, si je voulais plutôt aller là-bas, j’allais là-bas. Milos Forman était fou de moi, fou de mon visage, fou de ma façon de travailler. Je lui disais : « Oui Milos, c’est bien tout ça. Mais moi, vous savez, j’ai qu’une hâte, c’est d’être avec mes gosses et faire des potagers ! » Pareil pour Polanski.
Vous avez failli tourner également avec Marcel Carné… Ah, Marcel Carné ! Il me fait faire des essais, je venais de tourner avec Godard. Voilà la scène, il me dit : « Alors Chantal tu fais trois pas à droite, deux pas à gauche et puis quatre pas à gauche. » – « Comment ? Il faut que je compte ? Mais c’est ridicule. – Mais non, il faut… –  Oh écoute, Marcel, moi je t’adore, on dîne ensemble quand tu veux, mais pour le film » Bon, il était d’accord.J’étais peut-être un peu gamine.
Pourquoi n’ont-ils pas insisté ? Oh, ce n’était pas la peine d’insister. Pour plein de choses, j’ai dit non. Delannoy m’a fait passer des essais, il faisait avancer, puis reculer sa chaise. Je lui ai dit : « Vous n’allez pas me faire ça pendant trois quarts d’heure, je commence à avoir mal au cœur. » Il me répond : « Je fais des travellings. – Très bien, mais je ne crois pas qu’on tournera ensemble »,et je suis partie. Je devais également tourner dans un film de René Clément. Le premier jour de tournage, j’avais un peu faim. Il y avait un buffet, je n’avais pas déjeuné… j’ai fini le buffet. « Mais qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? Vous mangez tout le buffet qu’on a préparé pour la scène de dix-huit heures. – Ah ben je ne savais pas, je croyais que c’était pour nous ! – Dehors ! Hop dehors ! – Très bien, j’ai bien mangé, merci, au revoir. » Après tous ces trucs-là, on m’appelle pour faire Hair, et je vois tous ces gens à poil. Rebelote, je pars en courant.
« Tout le gratin des metteurs en scène italiens voulait m’avoir. Parce qu’ils voulaient me foutre à poil dans un lit. »
Avec quels acteurs avez-vous aimé tourner ? J’ai beaucoup aimé Michel Serrault. Et Philippe Noiret, on rigolait bien avec lui. J’ai toujours aimé les acteurs. Déjà, quand j’étais gamine, j’allais aux studios de Boulogne. Un jour, je savais que Cary Grant tournait avec mon actrice préférée, Audrey Hepburn. Je vois une jeune fille et je lui dis : « Je vous vois faire des allers-retours. Que faites-vous ? » Elle me répond : « Je m’occupe d’apporter le thé à Audrey Hepburn. » Je lui demande si je peux y aller. Elle me dit : « Non, sauf si vous lui amenez son thé. » Oh là là, je mets le tablier, je prends le plateau et je le lui apporte : « I am Chantal Goya. I love you so much, I love Vacance Romaines, it’s so beautiful, so cute. » Elle me regardait, elle se disait : « Qu’est-ce qu’elle est drôle celle-là, elle est spontanée. » Elle m’a embrassée, je lui ai demandé si je ne pouvais pas tourner dans le film. Elle a appelé la production : « On va prendre cette jeune fille pour tourner avec des marins. » Et voilà comment j’ai tourné place de la Concorde dans Charade, de Stanley Donen.
Vous étiez cinéphile ? Non, je voyais simplement ce qui sortait. Bon après, voyant que ça ne marchait pas pour le cinéma, Jean-Jacques m’a dit : « J’ai l’impression que tu as quelque chose de très fort avec les enfants. – J’en ai déjà deux, je vais pas en avoir cinquante. – Non, mais je pense que tu seras beaucoup mieux au théâtre avec une histoire et un personnage créés sur mesure pour toi. » Moi, le personnage que je préférais, c’était Mary Poppins. Qu’est-ce que j’aurais aimé tourner ce film. Et là, j’étais tombée sur l’homme rêvé : il n’aimait que ça. À la maison, il y n’avait que Judy Garland, Le Magicien d’Oz… Les gens ne comprenaient pas que je passe de Godard à Bécassine, ils sont devenus fous.