Emmanuelle BERCOT : « C’est quoi être une cinéaste populaire ? »

– Interview : EMMANUELLE BERCOT –

Elle a fait l’actrice chez Lelouch, Tavernier ou Jacquot et a co-écrit Polisse. Au moment de la rencontre, elle vient de finir Elle s’en va, avec Catherine Deneuve. Son dernier film, La Tête haute, a fait l’ouverture du festival de Cannes, d’où elle est repartie avec un prix d’interprétation féminine pour le film de Maïwenn, Mon Roi. Rien que cela. Emmanuelle Bercot serait-elle en train de devenir la nouvelle figure d’un cinéma français exigeant et populaire ? Réponses. – Par Raphaël Clairefond et Thierry Lounas / Photo : Eddy Gevaert
Dans votre prochain film, Elle s’en va, il y a Catherine Deneuve… Oui, et c’est tout. J’ai écrit le film pour Deneuve. Si elle n’avait pas voulu, je ne l’aurais pas fait. Le reste, ce n’est que des non-professionnels.
Pourquoi prendre des non-professionnels ? J’ai toujours aimé travailler avec des non-professionnels, j’en ai même fait un principe. Je fais un casting sauvage. Forcément, c’est très risqué. Mais au final, il y a quelque chose d’assez joyeux, d’assez réjouissant. Ils ramènent un peu de fraîcheur. Tous ces non-professionnels jouent comme j’aurais aimé que joue un acteur.
C’est quoi Quel est le point commun entre ce film et les précédents ? Franchement, il n’y en a aucun. Il est plus léger, plus fantaisiste. C’est beaucoup moins jusqu’au-boutiste… Plus subtil, disons. Et il n’y a pas de scène de cul, c’est une grande première pour moi, qu’est-ce que j’étais contente !
Un film plus bourgeois ? Pas du tout. Il y avait 4 millions pour faire ce film. Deneuve s’est adaptée à l’économie du film. Le film coûte cher parce qu’on a tourné en province, avec énormément de décors. Il y en a 65 ! Et les tournages en extérieur en dehors de Paris coûtent extrêmement cher : logement, voyage, bouffe… Amour, ça a coûté quand même 8 millions…
Avoir Deneuve, ça doit aider à trouver de l’argent, non ? Vous rigolez ? Je n’ai eu aucune chaîne, pas même Arte. Je n’ai même pas le CNC. Je n’ai que deux régions. Le reste, c’est le producteur et le distributeur… J’ai dû tourner le film en sept semaines. C’était inhumain. Deneuve a fait 113 films, elle a dit qu’elle n’avait jamais tourné à un rythme comme celui-là. Les techniciens qui font quatre films par an n’avaient jamais vécu ça non plus, c’est un rythme de malade. Ce n’est vraiment pas de bonnes conditions pour travailler, parce que vous n’avez pas une seconde pour réfléchir. Vraiment, je ne pensais pas que le film serait si dur à faire, ça a été refus sur refus, c’est quand même assez particulier.
« Un Prophète, ils ont eu cinq ans pour écrire, et ils étaient payés, ils avaient un bureau… Moi aussi, si vous me payez cinq ans je vais peut-être vous trouver un scénario génial. »
Entre le scénario de Polisse et votre film Backstage, on avait pourtant l’impression que vous aviez le vent en poupe… Je pense que l’étiquette « road movie » a été un repoussoir. On n’aime pas le road movie en France. Il y a eu aussi beaucoup de préjugés sur la personne de Catherine Deneuve. Dans le film, elle joue une restauratrice, une chef-cuisinière d’une petite auberge, avec de gros problèmes d’argent. Du coup, face au scénario, certains on dit : « On n’y croit pas, une grosse bourgeoise qui traverse la France. » Ça n’a pas plu aux gens des commissions, j’espère que ça plaira aux spectateurs.
En fait-on trop ou pas assez sur le scénario en France ? Il y a un gros problème sur le financement de l’écriture. On n’a pas arrêté de me répéter : « Regarde UnProphète, UnProphète,UnProphète… » Mais ils ont eu cinq ans pour écrire, et ils étaient payés, ils avaient un bureau… Moi aussi, si vous me payez cinq ans, si ça se trouve, je vais peut-être vous trouver un scénario génial. Le problème, c’est que pendant qu’on écrit, on n’est pas bien payé. On ne peut pas travailler trois ans sur un truc en gagnant moins que le smic. Si les producteurs se décidaient à payer correctement le temps de l’écriture, on pourrait écrire, écrire, écrire… À un moment, un très bon scénario, ça fait rarement un film raté. Et dans les films, il y a souvent des problèmes de scénario. Je parle pour moi aussi.
Pourtant nous sommes dans un système où tout passe par le scénario. Le problème, c’est qu’il faut le retoucher pour plaire à France 2. « Qu’a dit France 2 ? Qu’a dit machin ?… »On dit tout le temps aux gens : « C’est trop noir, c’est trop noir ». Donc ils essaient que ça se termine un peu mieux… C’est terrible ! On réécrit en permanence pour telle ou telle commission au lieu d’écrire dans l’intérêt de son film.
« À la télé, je ne sais même pas quand mon film passe,
je n’y pense pas. Je ne suis pas là, à 14h, à me dire :
“On va me trancher la gorge.” 
»
Pourquoi ne pas travailler avec un scénario écrit par un autre ? Mais j’en réclame tous les jours. Je pense que la commande crée l’inspiration. Tous les grands films américains qu’on adore, ce ne sont pas les réalisateurs qui les ont écrits… Hélas, ça n’existe pas du tout en France.
Pourquoi ? Je ne sais pas… Parce que les bons scénarios, les scénaristes veulent les réaliser eux-mêmes…
Est-ce que parfois, face à cette difficulté de faire des films, vous avez envie de renoncer ? Oui. À chaque fois que je fais un film, j’ai la tentation de ne plus en faire. C’est trop dur. Travailler deux ans sur un truc qui ne se fait pas, me retrouver vraiment dans la merde… C’est pour ça que j’aime faire de la télé. J’ai compris que si je n’avais pas plusieurs projets de films en même temps, je ne m’en sortirais pas.

Polisse © Mars Distribution
Pourquoi aimez-vous la télé ? Parce qu’à la télé, on ne cherche pas d’argent. On écrit, on tourne, il n’y a pas cette phase de latence terrible où on cherche les financements, où France 2 vous dit ceci, France 3 vous dit cela… Ça, c’est insupportable. Et de toute façon, comme je tourne très vite pour le cinéma, je tourne finalement à la télé de la même manière.
Avec la même ambition ? Ça ne change rien du tout. Je ne fais pas Le juge est une femme. Il y a une grande liberté à la télévision, finalement.
Alors pourquoi continuer à faire des films au cinéma ? Bah ouais… Je me pose la question ! Il y a ce jour de la sortie qui est quand même abominable. À la télé, je ne sais même pas quand mon film passe, je n’y pense pas, je l’apprends le lendemain, quand quelqu’un m’appelle pour me dire qu’il l’a vu. Je ne suis pas là, à 14h, à me dire : « On va me trancher la gorge. » Et les critiques… Moi, j’ai toujours été très gâtée, mais je me mets à la place des autres, c’est horrible, trois ans à travailler comme un chien et vous lisez quatre articles qui vous démolissent en cinq lignes, c’est d’une violence terrible. Ça fait partie du jeu, mais quand même, il faut être très costaud. Il y a la sentence qui tombe un jour à 14h, et puis voilà. On sait qu’il n’y a plus rien à espérer.
Vous regardez ce qui passe à la télé ? Non, pas vraiment, mais ce qu’on m’a proposé jusque-là était vraiment de grande qualité. J’ai regardé Les Revenants, c’est génial.
D’où vient ce sentiment, y compris sur LesRevenants d’ailleurs, qu’à la télé française les acteurs rament un peu ? C’est les acteurs français. Franchement, je suis en train de regarder Homeland et je me dis : « Qui on a en France capable de jouer des trucs pareils ? Personne ! »Il y a un niveau de jeu aux États-Unis… Dans les films anglo-saxons, même les seconds rôles, même les tout petits rôles, ils sont bons. Ici, on cherche et on ne sait pas toujours qui prendre.
Comment vous expliquez ça ? C’est entièrement culturel, et ça tient peut-être aussi à la langue. Il y a quelque chose dans le français qui passe moins bien dans le jeu, je ne sais pas. Et puis les acteurs sont habitués à un confort, je trouve qu’ils ont perdu le sens des réalités du métier qu’ils font, je parle autant de façon intime qu’économique. Beaucoup d’acteurs n’ont plus la notion de ce que c’est de faire un film aujourd’hui, de le financer… Eux, ils restent un peu sur leur planète.
Vous auriez envie de tourner en anglais ? Oui, j’aimerais bien. Mais ils sont tellement bons, parfois trop. Joaquin Phoenix dans The Master, par exemple, il est trop, « trop bon ». Ça se voit. Alors que Philip Seymour Hoffman, lui, c’est vraiment un génie.
Et Isild le Besco, c’est terminé ? Non, c’est mon Antoine Doinel à moi. Ce n’est pas parce que je fais un film avec quelqu’un d’autre… C’est une marginale, elle est hors du système. J’admire vachement sa manière de travailler. Elle ne veut pas en être, elle se débrouille sans et elle fait son chemin. Isild ne va pas attendre un producteur, une chaîne, ou je sais pas quoi pour faire son film. Elle va le faire.
« À chaque fois que je fais un film,
j’ai la tentation de ne plus en faire. C’est trop dur. 
»
Est-ce que ça a un sens d’être pour ou contre le système ? Bah oui, c’est mieux de ne dépendre de personne. Même moi, je suis quand même installée dans un confort. Je gagne ma vie en faisant mes films, je ne peux plus faire un film à l’arrache en n’étant pas payée.
Est-ce que l’important, ce n’est pas de tourner, finalement ? Un cinéaste qui ne tourne pas, c’est comme si un champion de tennis ne jouait que trois matchs par an… Exactement. C’est pour ça que pour moi, Ozon, c’est quand même l’exemple absolu. Il a réussi quelque chose. Je n’aime pas tous ses films, mais il y a une vraie cohérence, il fait une œuvre. Et il a réussi à toucher le public. Tout le monde aspire à ça. Et sans renier ses convictions, j’ai l’impression. Même s’il a peut-être fait plein de compromis, j’en sais rien, mais il y a une telle cohérence dans son œuvre… Il y a une stylisation qui n’appartient qu’à lui.


© Shanna Besson

Vous voulez faire un cinéma populaire ? Oui, mais c’est quoi du cinéma populaire ? Vous opposez populaire à quoi ? À un cinéma d’auteur ?
Non, pas du tout. Il y a eu un très bon cinéma populaire français. Le dernier grand patron du cinéma français a sans doute été Pialat, une vraie autorité artistique en même temps que le souci du grand public. Ozon un peu justement, non ?
C’est peut-être celui qui s’en rapproche le plus. Ou Beauvois, ou Audiard plus récemment avec Un Prophète, même si il n’a pas confirmé avec De Rouille et d’os.Je suis d’accord avec vous, mais il fait quand même 2 millions d’entrées.
Ça ne suffit pas pour être le patron. Vous voulez postuler ? Moi ? Ah non, pas du tout. Je suis incapable de ce genre de calcul.
Vous avez dit avoir plusieurs projets : vous visez l’accélération ? Absolument, je vise l’accélération. Je n’ai pas envie de mourir en ayant fait quatre films. Cela dit, je vous parlais tout à l’heure d’arrêter de faire des films ! – Propos recueillis par RC et TL

Programmation Sofilm Summer Camp : Emmanuelle Bercot présentera Minnie et Moskowitz de John Cassavetes au Concorde, le 12/07 à 16h30. Plus d’infos :
www.sofilm-festival.fr