LES ETERNELS de Jia Zhang-ke

– LE FILM DE LA SEMAINE : LES ETERNELS –

Jia Zhangke est de retour avec une fresque noire romantique et romanesque, featuring des gangsters aussi lâches que bien habillés, une Chine plus insaisissable que jamais et même une soucoupe volante. Visant un public local plus large, Les Eternels reste étonnamment fidèle à l'ADN de maître JZK.

 
Sur l’air de YMCA des Village People, Bin et Quiao, un couple de gangsters majestueux et mutique, danse à l’unisson dans l’iridescence pop de couleurs acidulées. La scène, très belle, consacre une forme d’âge d’or voué à disparaître – celui du parfait amour entre les personnages, mais aussi celui du pouvoir de Bin, qui règne alors en maître sur la pègre d’un village du Shianxi comme sur le dancefloor. Ce beau mafieux impassible est un vrai Corleone, faisant régner un code d’honneur ancestral – ici l’on prête allégeance comme un chevalier sur la statue de Lorg Guan, symbole de la culture des marginaux du jianghu. Mais Bin est bientôt renversé par une bande rivale, plus jeune et plus violente. Comme tout film de gangster, le dernier film de Jia Zhangke est l’histoire d’une chute, hantée mélancoliquement par l’idée du passage du temps – son titre anglais, Ash is purest white, renvoie justement aux cendres neigeuses qui demeurent après la destruction des flammes. Mais ici, il ne s’agit pas tant de peindre le déclin du mafieux que celui de la passion brûlante entre Quiao et Bin. Si les destins de Toni Montana ou Michael Corleone révélaient les dérives de l’individualisme triomphant dans Scarface et la trilogie du Parrain, Jia Zhangke, lui, donne dans le gangster romantique : c’est la tragédie amoureuse de Quiao (Zhao Tao, dans sa huitième collaboration avec son mari Jia depuis Plattform) qui fera entendre, par une subtile résonance, la transformation de la Chine entière.

 
Une valse à trois temps
On retrouve la construction d’Au-delà des montagnes, son précédent film, au point de former avec lui un diptyque : il se divise en trois parties, entre 2001 et 2018, près de deux décennies au cours desquelles Quiao et Bin se perdent et se rapprochent au fil de l’Histoire. L’évolution économique et sociale du pays, sa modernisation et son capitalisme galopants vont alors bien se donner à lire au détour de l’histoire d’amour. Après avoir défendu avec un revolver son amant, la jeune femme se retrouve incarcérée pour cinq ans – une occasion pour le cinéaste de montrer l’intransigeance plutôt répressive du système judiciaire et carcéral chinois. Une fois sortie de prison, voilà Quiao contrainte de quitter son Shanxi bien-aimé pour partir à la recherche de Bin, devenu homme d’affaires dans la lointaine région des trois Gorges, au sud-ouest de la Chine. À travers ce long et courageux voyage de 7700 kilomètres, le cinéaste nous montre un pays qui semble changer trop vite pour lui, où l’on ne parle pas partout la même langue, où l’on passe du no man’s land à la mégalopole, d’une industrie minière mourante au monde high tech et riant de la finance prospère. La jeune femme, lâchée par son amant qui ne daigne même plus lui parler, observe ainsi tristement les immeubles modernes qui ont envahi les rives du fleuve Yangtze, erre tel un spectre parmi la foule anonyme et solitaire, et se console dans des concerts de rock kitchouilles en plein air.
Quelque part, le film commence à prendre des accents proustiens : cette réalité contemporaine de la Chine sert surtout d’écho aux sentiments de la jeune femme. À la tristesse d’une conversation de rupture un soir de pluie, viendra s’ajouter l’éclairage glauque et la décoration impersonnelle d’une chambre de chaîne d’hôtel standardisée. Même l’étonnante part de science-fiction du film (qui existait aussi déjà dans Au-delà des montagnes), plus qu’un « dispositif » ou un jeu narratif, servira surtout à souligner l’isolement de Quiao. Après un premier baiser échangé avec un voyageur qui rêve de développer le tourisme sur les ovnis, elle s’enfuit dans la nuit, jusqu’à tomber nez à nez avec une authentique soucoupe volante. Filmée avec une caméra numérique à basse résolution, l’apparition extraterrestre se produit dans un plan rongé par l’obscurité, où l’éclairage des lampadaires tremble dans le grain neigeux de l’image. Au moment de rencontrer une forme de vie inconnue, Quiao, elle, se trouve plus seule que jamais.

 
Mélancolie hybride

Ce sentiment d’exil, d’étrangeté, est d’autant plus fort que Jia Zhangke tourne avec des régimes d’images différents (son chef opérateur Eric Gautier a en effet utilisé cinq caméras : une DV, de la HD, du béta numérique, de la pellicule et une Red Weapon). Au fil de la tragédie amoureuse, c’est donc le film lui-même qui devient un voyage, une migration quasi-documentaire à travers l’hybridité du temps, de l’espace, mais aussi de ses images en mutation. Les Éternels se pose d’ailleurs immédiatement comme voyage et enregistrement du réel, en commençant par les images documentaires de travailleurs anonymes qui traversent le pays en bus, contraints de s’éloigner de chez eux pour trouver un emploi. Le film opère donc une traversée des genres, partant de la captation du réel la plus directe pour aller jusqu’à flirter parfois avec l’imaginaire glacial du film d’anticipation. La troisième partie du récit croise ainsi la tragédie amoureuse et une (trop brève) mise en scène de la vie contemporaine connectée. De même que, dans Au-delà des montagnes, la distance entre Zhang et son fils Dollar se mesurait à leur communication à la fois high tech et presque nulle – le père épie les mails de son fils via Google trad – la vidéosurveillance et la communication par smartphone apporteront ici à l’histoire sa résolution finale. Malgré les apparences, peut-être que cinéma de Jia Zhangke ne s’est pas si transformé que cela au fil des années : que ce soit (comme ici) par une tragédie amoureuse plus centrale que d’habitude, ou par la volonté d’enregistrer les pulsations vibrantes de notre monde contemporain, dans ses s’infuse constamment le même sentiment désenchanté et mélancolique de l’exil face à la plasticité changeante du réel – celle des sentiments, d’un pays, et des images qui les racontent. Juliette Goffart