UNE FEMME DOUCE de Sergei Loznitsa

– Le film de la semaine : UNE FEMME DOUCE –

Dans Une Femme douce, son troisième long métrage de fiction, le documentariste ukrainien Sergei Loznitsa continue de plonger son nez dans le destin d'hommes et de femmes broyés par l'absurdité du système. Entre Kafka et Fellini, une (re)lecture de la Russie moderne. Spoiler : c'est pas toujours beau à voir.

 
Sous les traits durs et anguleux de son interprète Vasilina Makovtseva – formidable comédienne que Sergei Loznitsa a été dénicher au sein du théâtre russe – la Femme que nous dépeint le cinéaste ukrainien n'est pas aussi Douce que ne le laisse penser ce titre, avant tout une référence à la nouvelle La Douce de Dostoievski qui a servi de matériau d'origine au long métrage. Alors que le colis qu'elle avait fait envoyer à son prisonnier de mari lui revient sans explication aucune, cette dernière décide de laisser derrière elle son petit boulot dans ce village qu'elle n'a probablement jamais quitté pour débarquer en ville et faire la lumière sur ce mystère. Or, à défaut de trouver des réponses, elle va se heurter à un mur de silence et de résignation. Derrière les barreaux comme en dehors, la prison, sorte de force invisible aussi magnétique qu'aliénante, a avalé les hommes et transformé la ville en purgatoire pour âmes oubliées. Là-bas, il n'y a rien d'autre à faire que de patienter au pied des abris-bus décharnés, de s'endormir sur les bancs de hall de gare, de chanter la gloire passée de la Russie soviétique en attendant qu'on vous dise niet, sans plus de précision. Un environnement kafkaien balayé par les lancinants plans-séquence de Loznitsa, remplis de personnages sans noms propres – “la femme”, “le policier”, “la vieille”, “le clochard”, réduits à leurs simples fonctions ou traits distinctifs, comme ils porteraient des numéros de matricule. Dans Une Femme douce, ceux qui ont choisi de lutter finissent en pleurs, comme cette militante pour les droits de l'Homme qui passe ses journées à ranger son bureau saccagé par un pouvoir omnipotent et corrompu. Ceux qui ont choisi d'abandonner ou de profiter de l'apathie ambiante finissent maquereaux et putains, à divertir édiles et gardiens de prison. Et bon nombre de spectateurs y verront l'allégorie de la Russie de Poutine.

 
Faut jamais dormir à la gare
La Femme douce de Sergei Loznitsa, elle, réfute toutes ces choses-là, arpente son propre chemin, préférant être définitivement seule que mal accompagnée. Sa présupposée douceur n'est en réalité qu'une volonté aussi déconcertante que nihiliste de comprendre une société où il est interdit de penser, un refus étouffé de la brutalité de ce monde à l'abandon. D'une certaine manière, le personnage interprété par Vasilina Makovtseva ressemble à s'y méprendre à ceux de Georgy dans My Joy et Sushenya dans Dans la brume, les précédents films de Loznitsa : elle choisit la fuite en avant pour délaisser cette réalité ubuesque où “seul Dieu peut [lui] venir en aide” comme lui explique la défaitiste Liya Akhedzhakova. Mais à vouloir trop fuir l'épuisant Kafka, on finit par tomber sur Fellini l'exubérant, comme lors de cette scène de banquet final aussi effrayante qu'onirique, bien loin de l'habituelle austérité de son auteur. “Dors pas. Faut pas dormir ici. Un jour, je me suis endormie et depuis je suis perdue. Faut jamais dormir à la gare. Tu t'aperçois même pas que tu t'en vas. Alors même que tu restes” avait lâché quelques minutes avant une femme à Vasilina Makovtseva dans un hall de gare où elle commencait à s'assoupir, exténuée. Dans une oppressante réalité comme dans les rêves les plus inquiétants, la Russie de Sergei Loznitsa ne laisse aucun répit à ses personnages et rappelle que rien ne sert d'être réveillé, s'il on n'est pas un tout petit peu éveillé. - Matthieu Rostac / Images : © Haut et Court
 
Une Femme douce, un film de Sergei Loznitsa, avec Vasilina Makovtseva, Liya Akhedzhakova, Valeriu Andriutã et Sergey Kolesov. Actuellement en salles.