PIERRE BELLEMARE : « Un film demande tous les talents »

– PIERRE BELLEMARE : « Un film demande tous les talents » –

Pierre Bellemare est mort. En plus de soixante ans d’une carrière gourmande, Pil a présenté quantité de jeux, promu le télé-achat et a su narrer comme personne les crimes diaboliques. Et le cinéma ? Derrière la dégaine de Clark Gable nourri au gigot dominical quelqu’un qui a inspiré un personnage à Chabrol et vu un de ses plus fameux divertissements se transformer en nanard improbable pour le grand écran. Que des histoires vraies. Par Jean-Vic Chapus.

 
Un des chapitres de votre autobiographie s’intitule « Quand la télévision vidait les cinémas ». Le récit que vous y tenez se situe en 1956. En tant qu’homme de télé, vous aviez l’impression de représenter une concurrence déloyale au monde du cinéma ?
Une concurrence déloyale, il ne faut peut-être pas exagérer non plus. Maintenant, c’est vrai que les gens du cinéma ou des arts se pinçaient tous le nez franchement dès qu’ils se mettaient à parler de ce qui passait à la télé. (Il prend une grosse voix sentencieuse)« Ah, encore cette saloperie de télé ! Qu’on éteigne cette idiotie une bonne fois pour toutes ! » Après, il faut bien distinguer les attaques qu’on pouvait se recevoir quand on travaillait à la télé. Les animateurs comme moi, on était considérés comme le côté méprisable de la télé. On présentait des jeux. On faisait commerce de la bêtise des gens. Mais on n’était pas ceux que les personnes du cinéma ou du théâtre craignaient. Ils concentraient plutôt leurs attaques sur ceux qui produisaient des feuilletons ou des « dramatiques ».
 
Qu’est-ce que vous appelez les dramatiques ?
Très simple. Vous réunissiez des comédiens en chair et en os dans un studio. Vous disposiez quatre à huit caméras et vous diffusiez en direct. C’était du théâtre filmé, mais avec parfois des très bonnes idées de plans, de mise en scène… Et puis, il y avait des performances d’acteurs qui se sentaient galvanisés par l’enjeu : être regardé par des millions de Français, partout dans le pays, ce n’est pas rien. Tous les meilleurs comédiens ont tenté l’expérience. Ceux du boulevard, ceux de la Comédie-Française. Bon, parfois ce n’était pas une réussite, mais ça a quand même un peu ennuyé nos amis du cinéma. L’autre chose qu’on nous reprochait, c’était nos tournées. Il faut visualiser qu’à cette époque, il n’était pas rare qu’on prenne la voiture et qu’on aille à la rencontre de nos spectateurs dans des petites villes de
5 000 voire 10 000 habitants. Que la télé se déplace dans les campagnes pour un direct, ça devient un événement à l’échelle de ces villes… On installait nos studios dans les salles des fêtes, on était accueillis comme des stars. La plupart du temps, on était même obligés de refuser du monde à l’entrée. Et ça aussi, les gens de cinéma ne le voyaient pas d’un bon œil. En un sens, on faisait le travail de terrain qu’ils n’osaient pas faire. On amenait le divertissement là où le cinéma n’allait jamais.
 
Vous appartenez à la même génération que les cinéastes comme Godard, Truffaut ou Chabrol. Comme eux vous avez participé aux mouvements de grève qui ont émaillé Mai 68. Le cinéma porté par la Nouvelle Vague, ça vous a parlé ?
Le cinéma de cette époque, je l’aimais bien parce qu’il y avait des quantités d’idées. On sentait la volonté de faire différemment. Après, à quoi ça tient ? Sans doute au talent des gens derrière la caméra, mais aussi à la période. Faire du cinéma avant les événements de Mai 68, ça définit beaucoup de choses, je pense. Moi, j’ai toujours pensé que les meilleures distractions – le meilleur cinéma, la meilleure littérature – elles n’arrivent pas sans un contexte sociétal autour. Selon moi, à chaque fois qu’on contraint le cinéma, c’est là où il est le meilleur. Pendant l’Occupation par exemple. Il faut quand même le dire : sous la contrainte des Allemands, la France a sorti un nombre de films tout à fait extraordinaires. Rien que pour conclure la guerre, en 1945, il y a sur les écrans Les Enfants du paradis, mais aussi ce film charmant : La Cage aux rossignols. C’est étonnant de voir que ces œuvres arrivent en pleine Libération. Noël-Noël qui tenait le rôle principal dans La Cage aux rossignols, c’est un extraordinaire comédien, bien sûr, mais, est-ce qu’il aurait été aussi dans le bon ton (sic), s’il n’avait pas été un grand résistant ?


 
Vos premières expériences de spectateur, vous vous en souvenez ?
Ce n’était pas exactement du cinéma, mais j’ai un souvenir très précis du temps que j’ai passé dans les Ciné’Ac de mon quartier. Le vrai Ciné’Ac, c’était un réseau de salles ouvertes tous les jours, de 8 heures du matin à minuit. Vous y alliez pour voir les actualités. Parfois ça arrivait de tomber sur un documentaire contemporain avec un sujet bizarre. Par exemple, je me souviens d’un film autour d’un monsieur qui faisait un exploit avec deux cannes et une bille. Forcément c’était loin de la grande culture, mais ça restait amusant. D’ailleurs, à tout prendre, fallait parfois mieux choisir ces petits documentaires pour passer un bon moment plutôt qu’un film. Le cinéma de cette période, bon, c’était quand même énormément de films moyens. Moi, j’allais toujours à Montparnasse. En famille ou en bande. De temps en temps, vous tombiez sur un chef-d’œuvre comme Les Visiteurs du soir ou un Hôtel du Nord, mais ça restait quand même des exceptions. Je crois que j’ai surtout vu énormément de trucs tout sauf mémorables.
 
Votre premier rôle au cinéma, il va arriver en 1959. Cette année, un réalisateur du nom de Claude Bernard-Aubert transforme votre célèbre jeu La tête et les Jambes en un film qui s’appellera Match contre la mort. Vous pouvez nous raconter ?
L’idée de ce film, c’est une dame dont je ne me rappelle plus le nom qui la suggère. Elle vivait dans un très bel appartement immense, avenue Foch à Paris. Pour vous dépeindre le contexte, il se trouve que son mari avait été le patron de Gringoire, ce journal d’extrême droite d’avant-guerre. Cette dame est donc très marquée par la droite, pour dire les choses poliment. Il se trouve qu’elle est aussi la cousine germaine d’un de mes collaborateurs, le producteur Jean-François Chiappe. Un jour donc, elle appelle Jean-François pour lui dire qu’elle adore « La Tête et les Jambes », et elle poursuit : « Ce jeu et le personnage de Bellemare, ça pourrait presque être une intrigue de cinéma, vous ne pensez pas ?» Jean-François va quand même en parler à mon acolyte Jacques Antoine et moi. Au départ, on est un peu dubitatifs. Mais comme on a une conscience professionnelle, on se met tout de même à écrire un scénario.
 
C’est là où ça commence à se gâter ?
Pour des raisons sexuelles, je dirais, qui ne concernent que cette dame, l’histoire atterrit étrangement entre les mains du réalisateur Claude Bernard-Aubert. Alors lui, c’était n’importe quoi. Vous imaginez bien que ce n’était ni Marcel Carné, ni Jean Renoir. Par contre, il avait sa petite réputation dans le monde du film porno, surtout du côté de Choisy. Bref, Aubert est très content d’avoir été choisi pour l’adaptation prétendue de La Tête et les Jambes. Il pense qu’il tient un gros succès en associant son nom à celui de vedettes de la télé. Il nous dit : « Je vais respecter votre travail. » Evidemment, dans notre dos, il rectifie le scénario jusqu’à le transformer en une satire grotesque du monde de la télévision. Un truc lourdingue, vous n’avez même pas idée. Pendant le tournage, on lui dit qu’on ne comprend pas ce qu’il veut, mais il s’en fout… Il claironne partout qu’il déteste la télé, qu’il déteste sa productrice et qu’il est là pour faire de l’art. Avec Jacques Antoine, on regardait le truc se passer devant nos yeux, mais on ne disait rien. On était comme deux innocents même si parfois on se demandait : « Dis, on ne serait pas en train de tourner une super merde, des fois ? » Conclusion : quand le film sort, il reste deux jours en exclusivité sur les écrans tellement il est lamentable. Les critiques ? Effrayantes. Heureusement avec Jacques on sort un peu épargnés, parce qu’on a des rôles très mineurs dans ce naufrage. Les critiques disaient : « Bellemare est mauvais, mais comme il n’est pas du métier… »
 
Un tel flop aurait pu nuire à votre réputation ?
Ça m’a angoissé, vous imaginez bien. Pour dire vrai, j’ai essayé de faire disparaître ce film de la circulation. D’abord j’ai persuadé tous mes proches et mes collègues de ne pas du tout aller voir cette saloperie. Ensuite, j’ai essayé pendant des années de récupérer les copies existantes. Ça a été une longue quête. J’ai dû ruser… Maintenant, elles sont planquées chez moi. Je les ai toutes récupérées à part une seule bande qui traînerait dans les archives de la télévision française. J’ai appris ça récemment. Ça serait quand même terrible qu’un jour on diffuse ce truc.
 
Au début des années 70, vous animez le jeu radio Déjeuner Show, un ancêtre de Questions pour un champion. Est-ce vrai que vous faisiez intervenir Bernard Blier en tant que « joker » quand un candidat séchait sur une question ?
C’est rigoureusement exact. Bernard Blier, je ne le connaissais pas personnellement. J’admirais le grand comédien, mais c’est tout. Un jour donc, une connaissance commune me fait part de l’intérêt qu’il a pour les jeux télés. Il me dit : « Vous savez Pierre, Bernard Blier adore votre émission. Ça lui ferait plaisir d’intervenir dedans d’une façon ou d’une autre. » Apparemment, quand il n’était pas en tournage, il ne ratait pas un seul numéro. Un érudit extraordinaire. Donc, je rentre en contact avec ce charmant Monsieur Blier et je lui demande si ça l’intéresserait de mettre en lumière son incroyable culture générale. Il est d’accord. Et voilà, qu’un jour un de nos candidats n’arrive pas à répondre à une question très difficile. « Voulez-vous qu’on fasse appel à une célébrité très érudite ? Bernard Blier, par exemple ? » En face de moi, je vois le candidat qui n’en revient pas : « Bernard Blier ? Ah bah oui, quand même, mais on ne va pas le déranger ? Il doit être occupé. » Moi : « Pensez-vous, Bernard Blier sera ravi. Il adore les questions difficiles. » Donc j’appelle Blier. Il fait semblant d’être surpris : « Allo, qui est au téléphone ? Ah Pierre Bellemare ! C’est drôle car justement j’étais en train d’écouter votre émission à la radio. Si je peux aider votre candidat d’ailleurs ! » Moi : « Eh bien justement, notre candidat est dans l’impasse, cher Monsieur Blier, il a besoin de vos lumières. » A partir de là on avait mis au point un numéro. Non seulement, Blier répondait, mais en plus il donnait aussi tous les détails, il étalait sa culture impressionnante. C’est comme cela qu’il est devenu un régulier de l’émission.
 
Pendant une interview où il évoquait son film Masques, Claude Chabrol a dit de son personnage principal d’animateur télé interprété par Philippe Noiret : « Noiret est allé au-delàde mes espérances en se faisant la tronche de Pierre Bellemare ! Lequel, d'ailleurs, a réagiavec beaucoup d'humour. » Vous étiez au courant de la volonté de Chabrol de se servir de vous pour ce film ?
Ah bah Noiret, il s’est totalement inspiré de Bellemare (sic). Chabrol lui avait dit : « Pour préparer le rôle, regarde toutes les émissions de Bellemare, observe bien sa gestuelle, sa façon de s’exprimer. » Ce qu’il faut bien comprendre c’est que derrière son petit air ironique, Chabrol détestait vraiment tout ce que représentait la télévision. Il y participait. Il venait à mes émissions, ce n’est pas le problème. La seule chose qu’il tolérait à la télé, c’était les quizz improbables. Par exemple, il avait une certaine fascination pour ces jeux de culture générale importés des Etats-Unis. Il me parlait souvent de ce jeu consistant à deviner des métiers rares. C’était son truc. Il cherchait à tester sa culture générale avec des questions très difficiles. Donc un jour, je lui en trouve une bien bonne : « Claude, vous savez ce qu’on appelle un sexeur ? » Evidemment, il ne savait pas. Vous non plus j’imagine.


 
Effectivement…
Eh bien, figurez-vous qu’un sexeur, c’est le nom donné à ces travailleurs qui déterminent le sexe du poussin à peine sorti de l’œuf. C’est un métier pour lequel il faut avoir un toucher incroyable. Quand j’ai expliqué ça à Chabrol, il était ravi. Ces petites incongruités, ça le touchait. Dès qu’on était du côté des savoirs un peu inutiles, ça le remplissait de joie. Après, pour en revenir à Masques, qui reste un film très violent sur mon métier, je me dis que Chabrol aurait été capable de me demander de jouer moi-même ce rôle d’animateur assassin. Ça l’aurait sans doute bien fait marrer. Mais voilà, on ne va pas se raconter d’histoires, je n’ai pas le talent qu’avait Noiret.
 
Vous auriez pu rêver de travailler au cinéma, si vous n’aviez pas fait une carrière à la télé et la radio ?
Réalisateur, oui, ça aurait pu me plaire. Les erreurs de mise en scène, c’est quand même terrible. Ça pouvait me gâcher le plaisir d’un film. Même cinq secondes de faux raccord, de dialogues lamentables ou de montage raté ça m’insupporte, mais alors vraiment… Cinq secondes d’un plan mal filmé, ça me rend malade. C’est simple, je n’y suis plus du tout. Pour moi, un film, ça demande tous les talents, rien de moins. La télé, c’est autre chose. Vous vous adaptez à l’humeur. Vous lisez votre prompteur. Vous essayez d’être avenant. Ça reste juste de l’artisanat. – Propos recueillis par JVC