BRAQUER POITIERS de Claude Schmitz

– LE FILM DE LA SEMAINE : BRAQUER POITIERS –

« Rien ne serait arrivé s'il n'y avait pas eu Wilfrid. » Et c'est vrai. Pour que l'ovni Braquer Poitiers signé Claude Schmitz voie le jour, l'iconoclaste Wilfrid a donné sans compter et impose sa présence doucereuse en otage bienveillant. Récit d'une aventure de Pieds-Nickelés unique en son genre. Par Willy Orr 

« Je suis sur la corde raide. » Tout en picorant sa salade, Wilfrid jette des regards inquiets vers le cadran de sa montre. Il est en retard, et limité dans ses disponibilités. Son débit précipité laisse entendre une cascade de problèmes. Il doit rentrer plusieurs stères de bois chez lui, participer à un énorme chantier aux enjeux financiers « colossaux », liquider certaines stations de lavage dont il est gérant, en construire une autre. « Je fais tout ça seul. J'adore ma campagne et mon lieu, j'ai réussi à tout reprendre pour moi, je suis chef d'orchestre. Maintenant je veux juste faire venir des gens. J'ai beau pleurer et vouloir donner de l'amour… pour être respecté il faut un côté concret. » Le soir après le travail, Wilfrid rentre dans sa magnifique demeure en pleine campagne viennoise où il habite seul. Un héritage de sa mère. La maison est beaucoup trop grande pour lui, alors quand Claude Schmitz le sollicite pour un tournage, il se laisse rapidement convaincre et joue le jeu à fond. Personnage principal d'un récit dont il ne tire pas les ficelles, Wilfrid est aujourd'hui fier et un peu déçu. Heureux d'avoir pu faire passer son message d'amour, mais frustré que cette histoire lui ait échappé et que son double à l'écran ne serve pas davantage ses intérêts personnels, ni ceux des locaux. Lorsqu'il fait la rencontre du cinéaste, un bon ami de son oncle, Wilfrid est charmé par l'idée de participer à la grande aventure du septième art. Alors il joue le jeu, à fond. Il cofinance à hauteur de quelques milliers d'euros le film pour boucler un budget riquiqui, loge l'équipe et interprète son propre rôle, dans une situation proche de celle du film de Guillaume Nicloux, L'Enlèvement de Michel Houellebecq, mais dans un registre bucolique quelque part entre le cinéma de Jacques Rozier et de Jean-François Stevenin.

Retenu en otage par deux branleurs vite rejoints par des copines, le Wilfrid de fiction les laisse sciemment occuper sa propriété et dépenser les quelques pièces collectées quotidiennement sur ses machines de lavage.  Voilà sept ans maintenant que Wilfrid habite sa maison en solitaire. Il s'est occupé de sa mère handicapée, extrêmement autoritaire, jusqu'à son dernier souffle. De son père, mort quand il était enfant, il ne garde que de vagues souvenirs. Tout juste précise-t-il qu'il venait de Hollande, d'une grande famille de banquiers. Refusant de se frayer une carrière dans le monde de l'argent, il s'était tourné vers le travail de la terre. Wilfrid ne sait pas comment ses parents se sont rencontrés. Ils font ensemble l'acquisition d'une première ferme, un château, avant de venir avec leurs vaches là où vit désormais Wilfrid. « Je ne suis pas du tout un châtelain, s'empresse-t-il de préciser. C'est une maison, pas un château, ça me gêne qu'on dise ça. Je suis quelqu'un de simple. Moi, on m'a sorti de l'école du village à 8 ans pour me coller en pension avec la bonne bourgeoisie mais c'était pas mon truc. Je serais maçon ou jardinier, ce serait bien mieux. Je suis lié à ma terre, comme les autres personnes d'ici. » C'est cet attachement profond à la région qui le pousse à s'investir dans Braquer Poitiers. Il voit dans le film l'occasion unique de donner à voir son beau pays et les gens qui le peuplent. Le personnage interprété par Wilfrid, cette sorte de double à la fois si proche de lui mais empreint d'une inquiétante étrangeté, a parfois l'allure d'un homme qui veut garder prisonniers ses propres ravisseurs. Si bien qu'on ne sait plus qui est le braqué ou le braqueur. Entre extrême fragilité et attitude tyrannique, Claude Schmitz dresse le portrait troublant d'un homme insaisissable, comme un miroir déformant : « Je suis gêné car j'ai tout donné de moi, j'ai montré mes fesses si vous voulez. Tout est spontané dans mon jeu, mais dans ce qui est improvisé, je me suis appliqué à masquer mon histoire, que je ne peux pas dire. Chacun a son histoire personnelle… »   

Banquet et Airbnb
Au fil du tournage, Wilfrid réalise qu'il ne pourra pas plier le film à ses aspirations profondes. Divisé en deux parties, Braquer Poitiers axe définitivement son second segment sur lui. Non plus le personnage, mais le Wilfrid de tous les jours. Avec au centre de cette dernière partie, l'organisation dans sa grange d'un grand dîner pour rassembler la population locale. Pourtant, comme toujours au cinéma, on triche. Claude Schmitz délaisse les ruraux qui participent à la fête pour se concentrer sur la relation de Wilfrid avec les acteurs du film, qu'il retrouve pour l'occasion. C'est ce jeu de faux-semblants entre la fiction et le réel qui échappe au rêveur, idéaliste et naïf. Lui attendait un objet pour promouvoir la région et ses chers voisins qu'il fréquente peu : « Je voulais mettre en valeur la beauté des gens, des locaux qui relèvent du Rembrandt. C'est eux la richesse du pays. Des gens qui travaillent très fort, qui sont des bâtisseurs, qui se débrouillent eux-mêmes et nous nourrissent. Chacun d'entre eux a la valeur de dix ingénieurs. » Derrière les grandes phrases, Wilfrid semble habité par l'espoir sincère de maîtriser un objet qui ne lui a jamais appartenu. Un peu frustré, il concède néanmoins volontiers que le film est une réussite : « Il y a des images splendides, Claude a de la finesse. Heureusement la fête était superbe. Avec ce film, il y a eu un immense espoir, c'est la première fois qu'il y a une fête dans ce hameau depuis 1947. Et puis, objectivement parlant, c'est un produit qui a fonctionné (sic). Je ne me suis pas trompé. Ce que j'ai exprimé, ce n'est pas du chinois, ce que j'ai dit a touché les gens. J'ai été entendu. » Porté par l'énergie du film et cette forme de folie douce si singulière, Wilfrid espère être enfin moins seul. Ça tombe bien, depuis huit mois maintenant, des Anglais ont emménagé dans le hameau. De quoi remplir le vide laissé par le départ de l'équipe de tournage ? « Ils font du Airbnb… »

Braquer Poitiers de Claude Schmitz, en salles le 23 octobre.