LE TRAITRE de Marco Bellocchio

– LE FILM DE LA SEMAINE : LE TRAITRE –

Dans son nouveau film, Le Traître, le maître Marco Bellocchio dresse le portrait de Tommaso Buscetta. Buscetta ? Le plus célèbre repenti de la Cosa Nostra mais aussi et surtout la tête d’affiche d’un combat judiciaire titanesque qui a vu, pour la toute première fois, l’État et la mafia s’affronter. Récit d'une affaire judiciaire hors du commun et de sa maxi-mise en scène au diapason. Par Margherita Nasi

 
Dans la cage numéro 23, un homme en survêtement bleu et baskets blanches joue paisiblement avec un cigare éteint. Nom : Luciano Liggio. Surnom : « La Primevère rouge de Corleone », ou « Le Professeur ». Caractéristiques : fugace, violent, prétentieux. Dans la cage 22, son voisin est plus élégamment vêtu. Manteau posé sur les épaules, il caresse sa crinière blanche. Nom : Giuseppe Calò. Surnom : « Le Caissier de la Mafia ». Caractéristiques : flegmatique, rusé, perfide. Les deux fauves de Cosa Nostra affichent une placidité menaçante. À leurs côtés, entassés dans trente cages, leurs acolytes jouent la comédie. « Je veux ma maman ! », s’exclame, railleur, un détenu. D’autres improvisent un dialogue absurde : « Dis, ce matin dans ta cellule, tu as bien eu du lait et des petits biscuits ? – Bien sûr, j’ai même eu droit à une boîte de chocolats. » De ce zoo humain s’élèvent des cris plaintifs : « Les coupables, ce sont eux ! Les juges d’instruction, les “pentiti” (les repentis) ! C’est vous les journalistes, les coupables ! »
 
Les tentacules de la Pieuvre
Ici ce n’est ni le cirque, ni le zoo, mais une salle d’audience en forme de forteresse : 7 500 mètres carrés en béton armé, capable d’accueillir plusieurs centaines de personnes et de résister à des tirs de roquette. Dotée d’un système de surveillance antiaérien, survolée par un hélicoptère et gardée par une nuée de carabinieri armés de mitraillettes, l’Aula bunker de Palerme abrite le plus déterminant de tous les procès contre la mafia. 474 accusés, 200 avocats, 600 journalistes du monde entier… Le Maxiprocesso porte bien son nom.
Abondamment documenté par les caméras de la Rai, la télévision publique italienne, qui ne perdent pas une bribe de ce qui est rebaptisé le « Nuremberg de Cosa Nostra », le Maxiprocès n’avait jamais été porté au grand écran. « Le cinéma italien, à quelques exceptions près, n’a pas réussi à raconter l’histoire de ses années les plus terribles, ces décennies entachées par le plomb terroriste et mafieux. On n’arrive pas à regarder notre passé dans les yeux. Le Traître, c’est un beau pas en avant de ce point de vue »,constate Antonio Calabrò, auteur de I mille morti di Palermo,paru à l’occasion des trente ans du Maxiprocès.
Jusqu’à présent, les tentacules de la pieuvre n'avaient jamais caressé les caméras de Marco Bellocchio. « C’est un monde qui ne m’est pas familier. J’avais suivi l’histoire du Maxiprocès dans les journaux à l’époque, mais sans grande passion car je m’en sentais trop étranger »,reconnaît le cinéaste, âgé de 79 ans. En 2016, alors qu’il présente son film Fais de beaux rêves à Cannes, l’un de ses producteurs, Beppe Caschetto, lui propose de travailler sur l’histoire de Buscetta, le repenti qui collabore avec le juge Giovanni Falcone, sans lequel le Maxiprocès n’aurait jamais vu le jour. « L’inconnu m’attire, j’ai accepté la proposition comme un défi », résume le réalisateur. Il se rend en Sicile, rencontre de nombreux témoins, visionne les archives du procès, ainsi que toutes les fictions où apparaît Buscetta. Et lit. Après avoir accueilli des ouvrages sur les années de plomb pour Buongiorno, notte (2003), ou encore sur le fascisme pour Vincere (2009), l'ample bibliothèque de son bureau romain comporte désormais tout un rayon sur la criminalité organisée. Foisonnante bibliographie que celle-ci, peuplée de juges héroïques et d'affreux mafieux, faisant gicler le sang par hectolitres.


 
Le boss des deux mondes
Au début des années 1980, Palerme est shootée aux dollars et à l'héroïne. La French Connection démantelée, les raffineries clandestines ferment à Marseille, et fleurissent en Sicile, qui devient la plaque tournante du trafic de drogue. Cosa Nostra s’en frotte les mains et aiguise les couteaux. Le clan des Corleonesi ne veut pas partager cette manne de plusieurs centaines de millions de dollars. Le 23 avril 1981, Stefano Bontade, le chef de la faction rivale, est assassiné. C’est le début de la deuxième guerre de la mafia. À l’époque, Antonio Calabrò travaille pour le quotidien sicilien L’Ora : « Palerme était devenu un abattoir. Un millier de personnes sont assassinées, du jamais-vu dans une grande démocratie occidentale ! Et pourtant, ça n’intéressait que la presse locale. »
Si l’État finit par croiser le fer avec la Piovra, c’est grâce à l’intuition d’un magistrat aussi discret que tenace : Rocco Chinnici. « Il appréhende les délits mafieux non pas individuellement, mais comme faisant partie d’une stratégie à long terme »,indique Calabrò. Surtout, Chinnici met sur pied un bureau entièrement consacré à la lutte contre la criminalité organisée : le mythique « pool anti-mafia », dirigé par quatre magistrats, Giovanni Falcone, Paolo Borsellino, Leonardo Guarnotta et Giuseppe Di Lello. « Nous étions les seuls à nous intéresser vraiment à la mafia à l’époque. Et pour la première fois, nous travaillions ensemble. Cela a permis de réduire les risques, de croiser les sources, et de dresser une vision d’ensemble de la criminalité organisée »,explique ce dernier. La riposte ne se fait pas attendre : le 29 juillet 1983, Cosa Nostra assassine Chinnici. Mais elle ne parvient pas à tuer sa créature. Le pool anti-mafia poursuit ses enquêtes, et va bientôt se munir d’une arme redoutable : les révélations du repenti Tommaso Buscetta.
 
Gueule de latino, séducteur, intelligent, Tommaso Buscetta connaît tous les rouages de Cosa Nostra, qu’il a rejointe alors qu’il était adolescent. Au départ, il fait ses armes dans le trafic de cigarettes, puis gravit les échelons et émigre, d’abord en Argentine, puis aux États-Unis et au Brésil. De ces exils, Don Masino tirera un surnom, le « Boss des Deux Mondes », mais aussi une mentalité de plus en plus éloignée des traditions siciliennes. Les parrains ne lui permettront d’ailleurs jamais de devenir un des chefs de la Coupole : ils condamnent le style de vie dissolu d’un homme qui s’est marié trois fois. Mais ils continuent de le fréquenter, car ils apprécient sa ténacité : Buscetta est un dur à cuire. Un homme qui, lorsque la police brésilienne lui arrache les ongles des pieds, s’obstine à répéter : « Je m’appelle Tommaso Buscetta. »
Lorsqu’il est extradé en Italie, en 1984, Don Masino a 56 ans. Il est fatigué. Il a tenté de se suicider, lassé par les exécutions de ses proches, notamment l’assassinat sauvage de ses deux fils aînés. La folie meurtrière de Salvatore Riina, le chef des Corleonesi, le dégoûte. La bascule a lieu un 16 juillet, au siège de la Direction centrale de la police criminelle de Rome. « J’ai été un mafieux et j’ai commis des erreurs. Je suis prêt à payer intégralement ma dette avec la justice, sans prétendre à des remises. Dans l’intérêt de la société, de mes enfants et des jeunes, je compte révéler tout ce que je sais sur ce cancer qu’est la mafia, afin que les nouvelles générations puissent vivre de façon plus digne et humaine. » Ainsi commence la déposition de Buscetta. Deux mois durant, de 9 à 13 heures, puis de 15 à 19 heures, le repenti se livre à Giovanni Falcone. 329 pages sont noircies. Les deux hommes ne pourraient pas être plus différents : le premier, volage et charmeur, a grandi avec Cosa Nostra. Le deuxième, droit et loyal, passe sa vie à la démanteler. Et pourtant, ils se respectent profondément. Dans Addio a Cosa Nostra, un livre d'entretiens réalisé avec Pino Arlacchi, Buscetta compare Falcone au héros du film de Pietro Germi, Au nom de la loi : « Un jeune juge qui parvient à assujettir, après une difficile lutte, la loi de la mafia à celle de l’État. Le film se termine avec la soumission du boss de la mafia à la justice. J’avais beaucoup aimé ce film, ce qui m’avait valu les critiques de mes amis mafieux, qui détestaient la fin. »
Près de 10 ans plus tard, Buscetta apprend la mort de Falcone, assassiné sur ordre de Toto Riina, Au journaliste Francesco La Licata, il confie : « Falcone, c'était mon phare, on se comprenait sans se parler. Il était intuition et intelligence, honnêteté et envie de travailler. Discuter avec lui était un vrai plaisir. » Falcone saisit immédiatement la valeur du témoignage de Don Masino, comme il l’explique dans son ouvrage Cose di Cosa Nostra : « Avant Buscetta je n’avais – nous n’avions – qu’une idée superficielle du phénomène mafieux. (…) Il nous a donné une vision globale, ample du phénomène, (…) un langage, un code. Pour nous, c’était comme un professeur de langue qui te permet d’aller chez les Turcs sans t’exprimer en gesticulant. (…) Avec Buscetta, nous nous sommes approchés d’un précipice, nous sommes allés là où personne n’osait s’aventurer, parce que toute excuse était bonne pour refuser de voir, pour minimiser, pour pinailler, pour nier le caractère unitaire de Cosa Nostra. » La réplique de la Pieuvre ne tarde pas. À Palerme, « Buscetta » devient une insulte. En 1985, les fondateurs de la brigade anti-mafia Catturandi sont assassinés. Le climat est tellement tendu que pour préparer le Maxiprocès, le pool se réunit dans les lieux les plus improbables. Une partie de l’ordonnance est rédigée sur une table de ping-pong dans une villa à la mer, surveillée par les carabinieri. Sur cinquante citoyens tirés au sort pour devenir jurés d'assises, seuls quatre acceptent. Quelques mois avant le début du procès, les juges Falcone et Borsellino sont exfiltrés. Direction l’Asinara. Cette petite île au large de la Sardaigne, abritant une prison de haute sécurité, est le seul endroit où l’État peut assurer leur survie.


 
On m’appelle le Pape
Pendant ce temps, à Palerme, les grues s’activent : en moins de sept mois, un immense bâtiment octogonal doté de trente cages et de 850 mètres carrés de vitres blindées sort de terre dans le centre-ville, à quelques encablures de la prison de l’Ucciardone. Il s’agit de la légendaire « Aula bunker ». « Les accusés étaient tellement nombreux qu’on ne pouvait pas prendre le risque de les déplacer de la salle d’audience à la prison. Aujourd’hui encore, l’Aula bunker est un landmark, un référent identitaire de la ville, qui symbolise l’efficacité de l’État »,estime Antonio Calabrò. L’équipe du Traître y a passé plus d’une semaine. « La salle d’audience est restée telle quelle, rien n’a changé, même pas la moquette, raconte Marco Bellocchio. Ce n’est pas un lieu facile à filmer : la lumière y est très diffuse, alors que je préfère travailler avec des contrastes. On y a passé plus d’une semaine avec l’équipe du film, pour respirer cet air, s’habituer à cet espace gigantesque. J’aime les films avec une unité de lieu. »
Surtout, le réalisateur goûte la théâtralité de cet endroit, et du procès qui s’y est tenu : « Les accusés se donnent en spectacle, non pas pour le divertissement, mais pour sauver leur peau. Ils s’exhibent pour saboter le procès. C’est un théâtre de survie. » Écoutez le parrain Michele Greco, en costume bleu et Rolex dorée, qui, bible à la main, séduit journalistes et jurés avec son élocution fleurie : « On m’appelle le Pape. Certes je ne peux pas me comparer aux papes, même pas à l’actuel.Mais en raison de ma conscience sereine, et de ma profonde foi, je peux me sentir à leur niveau, si ce n’est supérieur. » Voyez ces détenus qui s’agrafent la bouche, simulent des crises d’épilepsie ou exhibent leur sexe. Admirez les toiles de Luciano Liggio : le « capofamiglia » (chef de famille en français, ndlr) des Corleonesi se découvre une fibre artistique en fin de procès. « Derrière le masque dressé par les journaux, j’ai découvert un cœur qui palpitait, un cœur sensible »,s’enthousiasme son avocat, qui décrit le style de son client comme « à mi-chemin entre le réalisme et le divisionnisme ».
16 décembre 1987, à 7 heures 30. Le Maxiprocès va connaître son épilogue. Quand il entre en scène, le président de la Cour, Alfonso Giordano, est méconnaissable. Comme lessivé. Il arbore une barbe garnie, qu’il n’avait pas 36 jours auparavant, au début de la délibération. La lecture des verdicts prend une bonne heure. L’atmosphère est irréelle. Les avocats, les détenus, les journalistes, sont sidérés. Sur les 474 accusés, 360 sont condamnés. 19 peines de prison à perpétuité et 2 665 années de prison sont prononcées. Le rideau se ferme. Point d'applaudissements, mais un silence assourdissant : l’État a maté la mafia. « Je me suis approprié cette histoire à travers des détails, conclut Bellocchio. La trahison de Buscetta a une portée shakespearienne, on peut penser à Othello. Les frasques des mafieux évoquent la commedia dell’arte. Lorsque l’un des personnages se fait mordre l’oreille, je me suis souvenu d’un épisode similaire, dans la Cavalleria Rusticana, de Pietro Mascagni. Ces attitudes mélodramatiques m’ont amené à utiliser de l’opéra pour la bande-son, le prélude de Macbeth, ou l'aria “Va, pensiero” de Verdi, à la fin du procès. » – Tous propos recueillis par M.N. sauf mentions