LES SIFFLEURS de Corneliu Porumboiu

– LE FILM DE LA SEMAINE : LES SIFFLEURS –

Cette année à Cannes, Les Siffleurs de Porumboiu n’ont pas fait beaucoup de bruit, parasités par Bong Joon-ho et par les cris des Misérables. Au mieux, on a parlé de « sympathique film de genre ». Pourtant, ses flics pourris, ses femmes fatales et ses gangsters qui sifflent au lieu de parler, révolutionnent discrètement le polar. Mieux : ils en font un genre pop, musical, lumineux.

Qui a déjà vu un film de Corneliu Porumboiu a forcément remarqué ses talents de maître-siphonneur : que ce soit le trou creusé dans le jardin du Trésor, la réforme dingo des règles du foot proposée avec un sérieux de pape par le fonctionnaire de Football infini, ou encore le plan tracé au tableau à la fin de Policier, adjectif qui balaie d’un trait de craie tout l’échafaudage moral du protagoniste, le Roumaintire le tapis sous les pieds de ses personnages – mais jamais par sadisme. Plutôt pour constater leur aplomb de santons. Dans Les Siffleurs, il y en a, des santons : Cristi, flic ripoux et surtout désabusé, remarque les figurines qui ornent le salon de son employeur mafieux qui vient de l’affréter sur l’île de la Gomera, aux Canaries. Elles représentent les Guanches, les indigènes qui ont transmis aux Espagnols une langue sifflée, que les non-initiés prennent pour des chants d’oiseaux. Ce qui tombe bien : comme le lui a signalé dès son arrivée une compatriote au prénom hollywoodien, Gilda, Cristi est soupçonné par sa hiérarchie, qui le filme et l’écoute non-stop depuis la capitale. Ici les codes du film noir (femme fatale, motel sombre), vont faire l’objet d’une série d’explosions variées. Un sang et lumière pop qui va hybrider le genre de partout : poussées de western (The Whistlers, le titre anglais, fait écho à la séquence des sifflements d’Indiens de The Searchers de John Ford), bouteille hitchcockienne dans une cave (comme le Pommard des Enchaînés), « Barcarolle » des Contes d’Hoffmann d’Offenbach montée en contrepoint sur les maraudes nocturnes violentes de Cristi… « Belle nuit, ô nuit d’amour, souris à nos ivresses ». Sur fond de narcotrafic et de blanchiment d’argent, l’omniprésence de la musique et sa variété marquent une nouvelle direction chez Porumboiu, expert èsgrisaille bureaucratique.



Siffleur, adjectif

« Belle nuit… » Tout l’enjeu du film est peut-être de rendre ce contrepoint musical non ironique. Doubles fonds, trahisons, bluff, on connaît la chanson, mais comment la transformer en barcarolle ? Faire d’une nuit passée avec Gilda pour les caméras de surveillance une « ô nuit d’amour » ? Porumboiu cherche, il joue, avec humour et sérieux, comme Mariano Llinás avec ses héroïnes de La flor. Le film lui-même, chromatiquement, s’impose de se frayer une voie hors du polar, hors du « noir, adjectif ».
Une grande partie de l’humour absurde de Policier, adjectif, dont Les Siffleurs dessine un sequel, consistait à montrer son inspecteur pris dans les rets de la grammaire (dont sa femme lui rappelait les règles) et de la sémantique (son chef, le même Vlad Ivanov, qui s’appelait déjà Cristi, le forçait à lui faire lire le dictionnaire). Porumboiu ambitionne davantage : un levier pour faire sauter l’obligation de parole. Cristi, tant qu’il n’aura pas quitté son emprise, sera assignable et sommé de se « confesser », de la part de sa mère, du curé de celle-ci, ou de sa cheffe, la procureure Magda (géniale Rodica Lazar, entre Ingrid Caven et Marlene Dietrich). Le siblo, le « sifflé », vient à la rescousse non pas comme une doublure secrète au langage, au seuil de l’animalité, de l’art, de la bouffonnerie. Pour l’apprendre, il faut se fourrer le doigt dans la bouche et « faire comme si c’était un revolver et que la balle allait ressortir par ta tempe ». L’impassible stoneface Cristi s’assouplit pour siffler, le polar aussi, cherchant dans la « douce nuit » l’ivresse d’un matin d’amour. Charlotte Garson