ALMODOVAR : SA GRANDE CONFESSION

– ALMODOVAR : SA GRANDE CONFESSION –

Au début, il y a eu les eighties et la Movida. Des jeunes gens modernes qui zonent aux terrasses des cafés de Madrid, qui sniffent de l’éther et se draguent entre mecs en roucoulant : « Quelle overdose ! » (Le Labyrinthe des passions). Avant de devenir un des grands habitués du Festival de Cannes, Almodóvar sortait des albums de pop trash, enchaînait les performances à la télé où il affirmait faire des films à destination des gens des pays sous-développés, « comme l’Amérique latine, par exemple ». Prendre le pouls de la société espagnole à travers ses perversions et ses transgressions, c’était lui. Se caler sur le rythme de ses passions, aussi. Mais comment Pedro Almodóvar a pu passer des nuits du vin et des roses au statut de maître officiel dont même Tarantino dit : « C’est lui le plus grand réalisateur des trente dernières années » ? Peut-être parce que son cinéma possède l’obsessive perfection formelle d’un Brian De Palma, l’onirisme d’un David Lynch et la capacité de trouble d’un Lars von Trier. Pourtant, Almodóvar n’a jamais quitté sa ville de Madrid. Les histoires qu’il transforme en films ne pourraient pas être plus espagnoles. Voulez-vous savoir à quoi ressemble l’explosion de la liberté d’un pays après quarante ans sous une dictature ? Regardez Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, ou La Mauvaise Éducation. La sienne est une force créatrice d’autant plus brutale car elle a connu la répression. Depuis qu’il a appris tout seul à faire des films, il n’a pas pu arrêter. Au point de finir par abandonner la nuit, les substances, la débauche et tout ce qui faisait sa vie par le passé. Maintenant, il l’affirme : il ne reste que le cinéma. D’où la froide maîtrise hitchcockienne qui arrivait à son comble avec La piel que habito et qu’il applique maintenant dans son nouveau film Julieta, retour au mélodrame taillé avec la précision d’un chirurgien et qui arrive en France le mois prochain. On a beaucoup parlé des « filles Almodóvar », de Victoria Abril à Penélope Cruz, passant par Carmen Maura. Mais on pourrait parler autant des hommes, d’Antonio Banderas, de Javier Bardem. Car dans le cinéma d’Almo, il est souvent question de désir. Mais aussi de transformation : peau, chair, genres. Dans son bureau, au cœur d’un des quartiers les plus populaires de Madrid, il revient sur ses années d’oiseau nocturne, mais aussi sur ses influences, sur les femmes et les héros de sa vie et de ses films. Une leçon de cinéma qui ressemble aussi à une grande confession. Par Alvaro Arroba et Fernando Ganzo, à Madrid

En 1992, vous étiez dans le jury du Festival de Cannes. Vous souvenez-vous du film que vous avez défendu pour la Palme d’or ?
Le film qui m’avait le plus frappé cette année-là, c’était Reservoir dogs, mais il était hors compétition. 1992, ce n’était pas vraiment une excellente cuvée. Je n’étais pas contre le film qui a gagné la Palme d’or, Les Meilleures intentions, de Bille August. Ce n’est pas un grand film, mais il y avait le scénario, écrit par Ingmar Bergman. Le fait que ce scénario reste intact et que le réalisateur respecte cela est quelque chose qui m’a beaucoup touché. Il y avait la touche Bergman. Quand on est dans le jury à Cannes, on ne se retrouve pas forcement à des choix évidents à chaque coup. Découvrir un Apocalypse Now ou un Pulp Fiction, ça n’arrive pas tous les ans. Le président du jury en 1992, c’était Gérard Depardieu. Il a été un très bon président de jury car pour moi, un bon président, c’est quelqu’un qui laisse les autres décider. Et Depardieu a été tout sauf autoritaire. Être président d’un jury, c’est un rôle trop délicat. Trop de pouvoir. Moi, en tant que juré à Cannes, j’ai juste défendu les films qui avaient des valeurs suffisantes à mes yeux. Mais j’ai eu tellement peur !
J’ai lu que je suis obsédé par la Palme d’or.
Celui qui a écrit ça ne sait pas ce que c’est de faire du cinéma.”
C’est-à-dire ?
Imaginez qu’avec votre simple avis, vous avez le pouvoir de détruire la carrière d’un film… Je ne voudrais pas vivre cette expérience à nouveau. Ceci étant dit, j’ai eu la chance d’être là l’année où le film de Víctor Erice, Le Songe de la lumière, était en compétition. Antonio López, le peintre qu’on voit dans le film, est l’artiste vivant que j’admire le plus. Je n’ai pas eu de mal à imposer mon avis sur le film et à convaincre le jury de lui attribuer le Prix du Jury, parce que plus de la moitié des membres avaient adoré. Depardieu trouvait que c’était un pur documentaire, mais il a accepté. Le film m’a tellement ému que je suis allé le voir deux fois pendant la durée du Festival. Quand le peintre s’endort et commence à parler de son rêve, c’est extraordinaire, ce n’est pas du tout un documentaire. Et le reste non plus : la lutte entre l’artiste et sa matière, c’est un thème éternel. Je tiens toujours Erice pour un grand cinéaste et selon moi, ce film vole très haut.
Vous êtes désormais un habitué de la sélection cannoise. Malgré cela, vous n’avez jamais gagné la Palme d’or. Certains ont même crié à l’injustice l’année de Tout sur ma mère.
J’ai lu quelque part, je ne sais plus si c’était en France, que je suis obsédé par la Palme d’or. Celui qui a écrit ça ne sait pas ce que c’est de faire du cinéma. Je vous promets qu’il n’y a pas de place dans la tête d’un cinéaste pour penser à ce genre de considérations. Et en plus, j’ai toujours été gâté à Cannes ! La première fois que j’y suis allé, avec Tout sur ma mère ? Prix de la mise en scène ! Si vous regardez les photos de moi au moment de recevoir ce prix vous verrez le visage d’un homme ravi. Moi, la course aux récompenses, ça ne m’importe pas plus que cela. Prenez ces longs métrages qui sont devenus films de l’année pour la majorité : No Country for Old Men ou L.A. Confidential. Ce sont des films « majoritaires », en cela qu’ils réunissent la critique, le public. Pour autant, ils n’ont pas obtenu de prix au Festival de Cannes. Moi, mon ego est déjà assez gonflé grâce à Cannes.
Ce pouvoir d’être jury ou président du jury d’un grand festival est comparable au pouvoir d’un réalisateur ?
Non. Le pouvoir du cinéaste est bien plus grand. Et plus dangereux. Vous avez le droit de formuler tous vos caprices. Personne autour de vous ne viendra les remettre en question. Quoi que vous fassiez, vous avez une excuse, surtout si vous êtes aussi le scénariste de vos films : c’est vous qui avez inventé le jeu et fixé les règles au départ. Du coup, il n’est pas impossible d’arriver à être cruel. Il y a des exemples de cinéastes récents, mais aussi des réalisateurs mythiques. Alfred Hitchcock par exemple. Ne parlons même pas de Sam Peckinpah ! Si vous observez le cas Hitchcock, à la lumière de la psychologie de 2016, on peut voir qu’il avait un côté psychopathe. Mais à l’époque, ça aurait été absurde de le signaler.
La cruauté de Hitchcock visait surtout ses actrices…
Je pense à cette histoire avec Vera Miles (comédienne dans Le Faux Coupable et Psychose, ndlr). Hitchcock lui a interdit de tomber enceinte… Ça ne doit pas être quelque chose de facile à accepter pour une actrice. Une des choses merveilleuses chez Hitchcock – et pour moi ça a été une grande leçon de vie –, c’est qu’une série de conduites dégénérées, si elles viennent de la main d’un homme génial, deviennent la preuve de son génie et rien d’autre. Les psychoses de Hitchcock envers ses héroïnes blondes étaient sans doute un cauchemar à vivre pour ses actrices – et même pour leurs filles, comme quand Mélanie Griffith reçoit un petit cercueil avec une poupée qui ressemble à sa mère –, mais ça se transforme en quelque chose d’invraisemblable pour un spectateur. À l’heure actuelle, ce genre de méthodes peut nous choquer. Mais regardez Les Oiseaux ! Ce film se suffit à lui-même. Aujourd’hui, il n’y a plus de génies de la taille de Hitchcock. Ni moi ni personne ne sommes à ce niveau-là.
Vous voulez savoir ce qu’est un cinéaste ?
Regardez ce que fait le personnage de James Stewart dans
Vertigo.”
Hitchcock, c’est le cinéaste le plus important pour vous ?
En tout cas, il trône au sommet de ma sainte trinité. Pour moi, il y a Alfred Hitchcock, Luis Buñuel et Billy Wilder. Et si on faisait un goûter tous les quatre avec ces réalisateurs, j’inviterais aussi George Cukor et Preston Sturges, mais également Lillian Hellman et Anita Loos. Hitchcock, ça me fait marrer quand les gens viennent me dire : « Oh, j’ai l’impression de retrouver des réminiscences de Vertigo dans La piel que habito. » Voyons, soyez sérieux : Hitchcock est le père de tout ! Dans l’inconscient collectif de tous les cinéastes, il y a Vertigo. Il est toujours là. Surtout que Vertigo est en plus un film qui parle d’un fabricant d’images, d’un inventeur de personnalités. Rien ne ressemble plus à un cinéaste que le personnage de Scottie dans ce film. Je pense à cette scène où James Stewart est dans le magasin et dit : « Je veux cette jupe, cette chemise, etc. » et que la vendeuse lui répond : « Monsieur sait vraiment ce qu’il veut. » Vous voulez savoir ce qu’est un cinéaste ? Voilà la réponse. Quelqu’un qui traite son personnage comme James Stewart traite Kim Novak.
Mais c’est vrai qu’il y a de plus en plus de Hitchcock dans vos films depuis La Mauvaise Éducation, un de vos films les plus complexes…
Le mécanisme du scénario était tellement compliqué qu’il m’a fallu des années de travail pour le boucler. Bon, je n’étais pas comme un Edmond Cortes retiré du monde, à le retravailler, mais tout de même, ce film est resté sur mon bureau pendant quinze ans jusqu’à ce que j’aie l’énergie de l’accomplir. Je n’ai pas arrêté de changer les formats, les émulsions, de modifier la narration. C’est un film où les poupées russes sont trop nombreuses. Il vient de mon enfance, de mon éducation horrible chez les curés. Et j’ai vu de tout chez les curés, croyez-moi.
Sans toute cette complexité narrative, La Mauvaise Éducation aurait simplement été un autre film anticlérical ?
Oui, et je ne voulais pas faire un film anticlérical. Moi, je raconte l’histoire d’un enfant qui subit des abus. À la suite de ces abus, il devient transsexuel et accro à la dope. Mais ce n’est pas parce qu’on abuse de lui qu’il devient tout ça, il allait déjà l’être. Il se serait drogué et il serait devenu transsexuel quoi qu’il arrive, parce qu’il était un killer par nature. Mais soyons clairs : j’applaudis des deux mains un film comme Spotlight, qui raconte comment l’Église s’est même ruinée à force de payer les procès dans les cas d’abus sexuels.
Je ne le savais pas, mais j’étais en train de devenir la bête noire de la droite espagnole. J’ai subi des agressions. Ils savaient où j’habitais.”
Le film est sorti en Espagne pendant une période très particulière : le week-end des attentats de la gare d’Atocha, à Madrid.
Mon frère (Agustín, producteur de ses films, ndlr) était très excité par la sortie. Pour lui, c’était mon meilleur thriller. Le jour de la conférence de presse pour la sortie, à 11 h, je m’apprêtais à m’installer devant les medias. Et là, je reçois un coup de fil. On me dit qu’un attentat a eu lieu à la gare d’Atocha et que c’est un massacre. J’ai annulé illico la conférence de presse et toute la promo. Ensuite, on a été dans l’obligation de décaler la sortie d’une semaine en enlevant tout le côté social et mondain, une sortie sans flashes, quoi. Puis, arrivent les élections au gouvernement. Le parti de droite, le PP, essaie de manipuler l’information sur les évènements. Le Parti socialiste gagne et Zapatero est élu président trois jours avant la sortie du film, soit deux jours avant ma nouvelle conférence de presse – lors de laquelle je célèbre avec enthousiasme la victoire socialiste. Sans savoir qu’à ce moment, j’étais en train de devenir la bête noire de la droite espagnole…

La
bête noire, c’est-à-dire ?
J’ai subi des agressions. Ils savaient où j’habitais. Les gens autour du PP avaient reçu une consigne : venir à El Deseo (societé de production d’Almodóvar, ndlr). On a dû fermer nos bureaux alors que le pays était déjà socialiste. C’était un mois de terreur. Notre personnel a reçu beaucoup de menaces. Les murs de notre société étaient couverts de tags. Imaginez que vous preniez l’ascenseur et vous retrouviez un petit message avec une menace personnelle. Ils savaient que j’allais monter dans cet ascenseur à cette heure-là ! Vous savez, je n’ai pas peur des manifestations publiques, des gens qui hurlent. Mais là, on parlait des fanatiques, des ultras de l’extrême droite espagnole. Ces gens n’avaient rien à voir avec l’électeur de base du PP, qui sont en général des gens bien élevés. Je me rappelle d’une peur très concrète, très physique. Je n’avais jamais senti une peur pareille. Jusqu’à 2004, on avait vécu dans une démocratie qui avait quelque chose d’un mirage. Et pour moi, ces attaques ont ouvert un gouffre très sombre qui me permettait de voir le monstre de la droite espagnole et du franquisme. Le monstre qu’on croyait mort et qui gisait sous cette démocratie s’était remis à montrer la tête. Cela m’a beaucoup affecté. Avant, dans les années de gouvernement de droite Aznar, je n’avais pas senti que cette droite féroce et violente existait encore.
Vous avez l’impression que vos films offrent une lecture politique ?
Certains de mes films abordent l’actualité d’une façon plus directe. Dans En chair et en os, on entend l’annonce du dernier état d’exception vécu en Espagne, en 1970. L’idée était de montrer comment, vingt ans plus tard, la vie espagnole était très différente, avec les rues de Madrid remplies de gens qui n’avaient pas peur. Mais la réalité est toujours là. Parfois, il suffit de donner un peu de temps à un film pour apprécier ses qualités documentaires. La crise espagnole, la corruption, étaient des élément essentiel dans Les Amants passagers. Mais maintenant que je repense à ce film, j’ai l’impression que ce n’était pas assez appuyé, où qu’on ne l’a pas remarqué. Le film a été répudié. Après, qui sait, si ça se trouve c’était simplement un mauvais long métrage…
Et votre positionnement politique, à vous ?
Comme citoyen, je suis de gauche. Mais je ne suis pas un réalisateur politique. En tant que cinéaste, mon engagement a été de vouloir créer des personnages libres, totalement autonomes d’un point de vue moral. Ils sont libres indépendamment de leur classe sociale ou de leur métier. Dans mon cinéma, une femme au foyer est aussi libre qu’une nonne. Mon engagement social, en tant que cinéaste, se trouve là. Quand je parle de l’autonomie morale de mes personnages, je parle aussi de tous les droits que notre nature nous offre : la question du genre, les questions sexuelles. Dans mes films, j’ai voulu que mes personnages aient toutes les orientations possibles sans qu’elles soient liées à une mode quelconque. Par le passé, je me rappelle lors des interviews avoir dû expliquer au journaliste la différence entre un travesti et un transsexuel. Ça peut vous étonner, mais je vous assure qu’il existait encore des journalistes qui ignoraient la différence il n’y a vraiment pas longtemps.
Brian de Palma dit vous admirer profondément et depuis un moment on peut sentir une connexion même dans vos films. C’est réciproque ?
Je vais vous décevoir, mais De Palma est un cinéaste avec des périodes que j’adore, sans doute, mais avec d’autres qui m’intéressent moins. L’Impasse, Scarface, Body Double, Obsession, Sœurs de sang sont des films auxquels je reviens encore et encore. Mais ses films plus récents m’ont beaucoup moins plu. Femme fatale par exemple, avec Antonio Banderas, que j’ai vu à Cannes, je n’aime pas du tout. Et je l’ai un peu perdu de vue.

Vous avez expérimenté cela avec beaucoup de cinéastes ?
C’est un peu pareil avec Chabrol. Je suis vraiment passionné par sa période fin années 1960, début années 1970. Mais à un moment donné, dans les années 1970, son cinéma prend une tournure à laquelle je n’adhère plus du tout. La cassure dans la filmographie de Chabrol, pour moi, arrive à partir de Nada. Là, j’ai du mal à suivre. Pourtant c’est une adaptation d’un roman de Jean-Patrick Manchette. J’aurais dû adorer. Et même si Chabrol a recommencé à m’intéresser avec ses derniers films, je ne me suis pas senti absorbé comme je me sentais absorbé par La Femme infidèle, Le Boucher, Juste avant la nuit.
On revient sur De Palma. Il avait engagé votre chef op’ habituel, José Luis Alcaine, pour Passion et quand on lui demandait pourquoi, il répondait que « vous savez filmer les belles femmes »
Il a dit ça ? C’est drôle. Je n’en suis pas vraiment conscient. Je peux dire en revanche que je dois toujours me battre avec mon chef op’ pour qu’il fasse l’effort de montrer beaux tous les acteurs, hommes et femmes, chose qu’Alcaine arrive à faire. Ça m’est déjà arrivé de devoir en virer un.
Et pourquoi il est difficile d’obtenir d’un chef’ op qu’il réussisse à rendre beaux les acteurs et les actrices à l’écran ?
Je vais vous expliquer le problème de certains directeurs photo machos et prétentieux. (Il dessine une scène dans un plateau sur son cahier) Il y a un éclairage général de la scène, qui sert pour les plans larges. Les chefs op’ se servent de cet éclairage pour briller. C’est comme ça qu’ils créent l’atmosphère. La notion d’atmosphère est décisive dans un plan large, surtout quand vous tournez des scènes en intérieur. Ils vont donc chercher à la définir très bien, surtout s’il s’agit d’atmosphères « dures », avec beaucoup de contrastes. Ce genre de mise en lumière ne nuit pas à l’acteur masculin, au contraire : un éclairage très contrasté, ténébreux même, peut donner beaucoup de caractère à un acteur. En revanche, ça détruit une actrice. Ça l’écrase totalement. Du coup, ce que j’exige d’un chef’ op, même s’il s’agit d’un plan large, même si l’atmosphère est contrastée, c’est qu’il se débrouille pour que cette lumière expressionniste et très marquée n’écrase pas le visage de la protagoniste. On peut le faire ? Oui. C’est plus confortable de ne pas le faire ? Oui ! Du coup, souvent, on asservit la femme en vertu de la lumière générale.
L’acteur et l’actrice doivent être désirables. C’est un devoir moral.”
C’est une priorité pour vous, rendre les acteurs et les actrices beaux ?
Plus qu’une priorité, c’est un devoir moral ! L’acteur et l’actrice doivent être désirables. Même si vous filmez Quasimodo, il faut chercher son côté le plus expressif. Il y a des femmes qui sont merveilleuses à l’écran et qui ne répondent pas à un modèle de beauté standard : Meryl Streep, Cate Blanchett, même Rooney Mara. Il faut chercher l’angle où elles s’expriment le mieux. C’est drôle que Brian De Palma parle de cela, parce que justement dans Passion il travaille avec une actrice avec une photo difficile : Noomi Rapace. Alors que physiquement je la trouve très intéressante, elle représente un défi pour un chef op’. Mais s’il est bon, elle peut être très désirable. J’ai souvent travaillé avec Rossy de Palma. Son visage est photogénique parce qu’il est très éclectique. Chaque œil est d’une couleur différente, la taille de la pupille est différente, et puis il y a ce nez qui part dans plusieurs directions… Et si on la cadre comme il faut, elle est inoubliable. La preuve : dans toutes les soirées ou les occasions mondaines on fait appel à elle. Les meilleurs photographes la demandent en permanence.
Tout à l’heure, vous avez mentionné Chabrol, que pensez-vous des actrices de la Nouvelle Vague ?
Pour eux, c’était simple, ils cherchaient les plus belles filles. Point. Pensez-vous que Godard s’intéressait à chercher la fille un peu vilaine, mais très expressive et bonne comédienne ? Mon cul ! Il faisait jouer la fille la plus belle de toute la France du moment et la plus jeune, si possible. Et en plus, il s’arrangeait pour en tomber amoureux. Anna Karina, dans tous ses films avec Godard, reste une pure merveille. Bresson avait ouvert un courant différent, plus austère. Et c’est très intéressant de voir Anne Wiazemsky chez l’un et chez l’autre. Par ailleurs, j’adore les bouquins qu’elle a écrits sur Bresson et Godard, Jeune fille et Une année studieuse. Elle est capable de décrire le côté mythique de ces deux immenses cinéastes, mais aussi de raconter un peu le secret de leur travail. Mon rêve, c’est qu’un jour quelqu’un écrive sur moi un livre comme celui que Wiazemsky a fait sur Godard. Un livre qui dise des choses terribles sur moi, mais qui raconte comment on a fait chacun de nos plans ensemble. Parce que moi, ces choses, je les oublie. Pendant un tournage, j’habite dans une réalité différente.
Vous avez souvent mélangé des acteurs très différents, certains professionnels, d’autres non. Par exemple, à vos débuts de cinéaste, vous avez employé beaucoup de gens de la nuit madrilène…
La clé, quand on travaille avec un acteur non professionnel, c’est de lui donner un rôle qui lui ressemble autant que possible. Sauf que n’importe qui ne peut pas jouer son propre rôle de façon intéressante. Moi, j’ai eu la plus grande des actrices spontanées : ma mère. Elle n’avait aucun respect pour la caméra. Comme elle était la reine de la rue, ça n’a pas été difficile pour elle de devenir la reine du plateau. Mais par exemple, aucun rôle de Julieta n’aurait pu être joué par une actrice non professionnelle. Quand vous vous attaquez à un drame, vous avez besoin d’une autre discipline, une autre composition.
Dans quel type de film on peut compter plus facilement sur des gens qui sont des personnages dans la vraie vie ?
Laissez-moi vous répondre par un exemple. Quand Pasolini a besoin d’une femme extraordinaire, très délicate, une femme qui représente le comble de la sophistication, il fait appel à Silvana Mangano. En revanche, pour les hommes, surtout pour ce genre de personnage masculin auquel il a consacré son cinéma et sa vie, il va préférer un garçon de la rue. Ce qui est logique, car il n’y a qu’un vrai garçon de la rue pour jouer le fils d’Anna Magnani (Mamma Roma, 1962, ndlr). Un autre exemple plus récent : Le Fils de Saul. László Nemes a trouvé l’acteur qu’il voulait, avec le regard qu’il cherchait. Il le prend tel quel et il le fout dans le film. Ou The Act of Killing, qui fait jouer à quelqu’un son propre rôle à l’intérieur d’un documentaire. Moi, ce que je fais, c’est que je mets tout le monde au même niveau. Le risque ? L’acteur réel a du mal à s’adapter au rythme de l’acteur non professionnel. Tout à coup, il se retrouve face à un électron libre, un élément vivant qui peut exploser dans tous les sens. Dès lors, c’est à l’acteur professionnel de s’adapter, de réagir et de s’en sortir. C’est comme quand un acteur adulte joue une scène avec un enfant : si l’enfant réussit la prise, vous ne pouvez rien faire, il devient imbattable. À partir de là, c’est à l’acteur adulte d’essayer de s’adapter.
Souvent, parmi vos actrices professionnelles, on en identifie qui paraissent moins modulables, qui jouent toujours un peu le même type de rôle. Vous avez une explication à cela ?
Prenons Victoria Abril. Elle est un peu comme Greta Garbo, si vous voulez. Ces actrices possèdent un canon qui leur est propre, très fort, très dur. Du coup, c’est à vous, réalisateur, de tout adapter à leur démarche à elles. Sans vouloir rentrer dans leur orientation sexuelle, des actrices comme Garbo, Katharine Hepburn et Marlene Dietrich ont su accorder un courage esthétique à une photogénie très particulière. Tout se joue dans les angles de leur visage, que Dietrich a su travailler plastiquement à l’écran, au point de s’éclairer elle-même. Elles représentaient plus qu’une liberté contre les conventions, elles étaient un défi. Aujourd’hui, Dietrich, Hepburn et Garbo auraient été recrutées comme mannequins tout de suite, mais elles ont été en avance par rapport à leur temps. Leur beauté et leur personnalité tapaient, dans tous les sens. Leur photogénie était très différente, par exemple, de celle d’une Ingrid Bergman. Les actrices, parfois, peuvent se réduire à cela : une question de lumière sur les visages. Vous ne filmez pas de la même façon celles qui sont tout en angles et celles qui ont un visage rond.
Donc quelqu’un comme Penélope Cruz rentrerait plutôt dans la même catégorie qu’Ingrid Bergman ?
Difficile à dire. Penélope est beaucoup trop belle pour rentrer dans une case. Elle est ronde dans Volver, mais très anguleuse dans Étreintes brisées. Elle a les deux côtés. Une certaine rondeur, même si elle est mince. La rondeur, c’est très important chez une actrice. Notamment au niveau des joues. Il y a un genre très particulier d’actrices, des femmes qui n’ont pas été considérées comme très belles à cause de leurs pommettes saillantes. C’est une condition physique qui n’est pas un défaut en soi, mais qui les condamne à jouer les thrillers les plus noirs. Pensez à Gloria Grahame ou à Ida Lupino. Lee Marvin, dans Règlement de comptes, n’aurait jamais osé renverser un pot de café brûlant sur la figure de Grace Kelly, Ava Gardner ou Lana Turner. Non, il fait ça à Gloria Grahame. C’est curieux, Grahame et Lupino ont été découvertes par Nicolas Ray, qui a même épousé Grahame. Et comme par hasard, il est l’un des rares à leur avoir donné des rôles qui allaient au-delà de leur condition physique : Grahame dans Le Violent et Lupino dans La Maison dans l’ombre. Audrey Totter était pareille. Condamnée à la série noire. Même Barbara Stanwick était un peu comme ça : elle est si intimidante qu’un drame romantique comme Le Démon s’éveille la nuit se transforme un thriller étouffant. Mais bon, là, Fritz Lang y est aussi pour quelque chose, hein.

Et qui seraient aujourd’hui les héritières de ce type d’actrices à pommettes ?
Jennifer Lawrence, Michelle Williams et Carey Mulligan. Toutes les trois pourraient être les reines du noir, qui est un genre extrêmement noble. J’espère que les scénaristes vont bien bosser pour elles.
Vous ne parlez jamais d’Ingrid Bergman parmi vos actrices cultes, pourquoi ?
Je ne la mentionne presque jamais parmi mes actrices préférées, en effet, alors que c’est l’actrice à qui je fais le plus d’hommages et de citations dans mes films. Par exemple, l’hommage à Voyage en Italie dans Étreintes brisées. Dans Talons aiguilles, Victoria Abril, pour dire ce qui lui arrive, raconte une séquence de Sonate d’automne. Parfois, pour expliquer la vie, c’est plus simple de raconter un film. Le cinéma sert aussi à ça, à nous expliquer la vie à travers un film.
Mon désir pour Penélope quand je la filmais était réel. Mais ça ne s’est pas matérialisé. Tant mieux. Vous imaginez vous réveiller à côté de la personne que vous allez diriger l’après-midi ?”
Dans vos films, Penélope Cruz est filmée avec désir. C’est votre désir à vous ?
Oui. Je reconnais que je la désirais quand je la filmais, pour de vrai. Je peux le dire maintenant que ce tournage est loin : Volver a été pour moi le paroxysme d’un désir énorme. Qui ne s’est jamais matérialisé. (Il réfléchit) Ceci étant dit, y a eu des moments pendant nos tournages où elle n’était pas en couple… Mais bon, c’est mieux comme ça ! Je n’ai jamais eu de rapports de ce genre. Pour certains cinéastes, c’est très différent. Il y a des cinéastes qui ont fait leur meilleur cinéma avec les femmes avec qui ils partageaient leur vie. Et plus ils parlent mal de ces femmes, mieux c’est ! John Cassavetes, Ingmar Bergman, Woody Allen. Mais pas moi. Vous imaginez ? Vous réveiller le matin avec quelqu’un dans votre lit que vous allez devoir diriger l’après-midi ? Je ne veux pas vivre ça, moi !
Avez-vous avez déjà abusé de votre autorité de cinéaste sur un tournage ? Quel a été le caprice de trop ? Le moment trop trash ?
Il y a un accord tacite à ne pas dépasser avec les acteurs et c’est très délicat. Un réalisateur peut voir toutes les faiblesses à nu chez un acteur, c’est une drôle de position et il faut savoir être subtile sur certains points. J’ai toujours eu la chance d’avoir des acteurs prêts à y aller. Sauf un, et je ne peux pas dire qui, mais on a déjà parlé du film : il n’a rien voulu faire de ce que le scénario disait et il en tombait vraiment malade, ce n’était pas un caprice. La seule fois où j’ai eu l’impression d’aller trop loin, c’était dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Carmen Maura amène son fils chez le dentiste et celui-ci commence à être obscène avec l’enfant, au point de « l’acheter » à sa mère. J’avais l’impression d’abuser de mon rôle de fabulateur. Putain, si la première prise n’était pas bonne, je n’aurais jamais osé la refaire. Les enfants, c’est la limite de la pudeur. Dans La Mauvaise Éducation, les deux enfants regardent un film avec Sara Montiel (actrice et vedette de variété espagnole, ndlr). Les deux enfants sont déjà gays, même s’ils ne le savent pas encore. Ils sont donc devant la grande icône gay Sara Montiel et ils se masturbent. Même si les deux gamins avaient déjà 12 ans et qu’il y avait en plus un coach, au moment d’aller leur dire qu’il fallait qu’ils bougent leurs bras comme ça, je me suis dit : « C’est chaud quand même. » Ils me regardaient sans trop comprendre et alors le coach vient et leur dit : « Faites semblant de vous masturber. » Direct ! Et l’un des gamins qui lui répond : « Mais on se masturbe chacun de son côté ou l’un masturbe l’autre ? » Bon, je ne regrette rien, vous pouvez aborder une scène comme ça avec un gamin de 12 ans, surtout qu’on ne voit que son buste. Mais c’est le genre de situations qui me provoquent une très grande pudeur tout de même.
Et vous n’avez jamais eu de soucis avec ces moments un peu limite ?
Si, la scène de sexe dans Attache-moi ! Le cadre est très serré, suivant Antonio Banderas et Victoria Abril de très près. Mais la MPAA, qui assure la classification des films aux États-Unis, a estimé que c’était une scène de sexe réel et ils ont classé le film X « for love making scene with real penetration ». Et tout est dû à la désinhibition d’Antonio et Victoria, puisqu’on on ne voit pas du tout leurs parties génitales. D’ailleurs, ce qui était difficile, c’était de les suivre avec la caméra tellement ils étaient chauds. Au lieu de rajouter de la sueur sur Antonio et tout ça, j’ai décidé d’y aller naturellement. C’était un long plan-séquence et avec les différentes prises ça nous a pris toute une journée. Neuf prises. Et j’ai gardé la neuvième. Les gémissements d’Antonio ne sont pas fictifs, ni sa transpiration. Il fait ces grimaces qu’on fait quand on baise et qui peuvent ressembler à un geste de douleur. Normal ! Ça faisait neuf heures qu’il était comme ça !
La sexualité de la Movida a explosé à un moment très précis, qui a duré cinq mois. Cinq mois que la ville entière de Madrid a passé à baiser sans arrêt.”
La Movida a été aussi un grand moment de désinhibition sexuelle ?
La sexualité de la Movida a explosé à un moment très précis, qui a duré cinq mois. Cinq mois pendant lesquels Madrid n’a pas arrêté de baiser. Littéralement. Le grand compagnon de cette période, ça a été la mescaline. Elle était fabriquée dans un labo à Valence. On l’appelait mescaline, mais c’était chimique, ce n’était pas la vraie mescaline mexicaine. Ce produit combinait le meilleur de l’héroïne et de la cocaïne. Et c’était absolument ludique ! Ça ne vous défonçait pas au point de partir totalement en couille et ça gardait le côté relaxant de l’héroïne. Et pour baiser, c’était génial parce que vous gardait l’érection, croyez-moi… Pendant des heures et des heures ! Comme ça ! (Il serre le poing) Vous voyez ces moments en soirée quand les gens commencent à vous sortir des tirades pénibles ? Ces moments qui m’on poussé plus tard à arrêter de sortir, par ailleurs. Et bien, sous mescaline, ces tirades nocturnes sonnaient à vos oreilles comme des discours incroyablement poétiques, drôles et structurés. Le monologue chiant de la soirée, vous le supportiez comme si vous étiez en train de parler avec Anita Loos. On a commencé à la fabriquer à Madrid, mais moins bonne. Un jour, un mouchard a parlé à la police et ils ont fermé le labo de Valence. C’était la fin. Ensuite, c’étaient les drogues de synthèse, mais j’étais déjà hors circuit. Il paraît que maintenant, elle est de retour, mais ce doit sans doute être une pale copie, un succédané.

À par les drogues, vous carburiez à quoi ?
Rien d’autre. Je ne buvais pas d’alcool. Ce qui est ironique, car on vient d’une famille de vignerons et que mon frère a toujours des vignes et produit du vin. J’ai grandi avec l’odeur du vin, depuis mes 2 ans, et peut-être à cause de ça j’ai eu un truc physique avec l’alcool. Je le supporte mal, ça ne me plait pas. Seul peut-être le Champagne a été important. Parce que la mescaline, on la consommait avec ce qu’on appelait l’eau de Valence : Champagne, jus d’orange et un autre alcool fort. Le cocktail qu’on boit dans Les Amants passagers. C’était le seul alcool que je consommais et comme alcool, c’était gentil.
La drogue vous a influencé en tant que créateur ?
Pour mes albums de musique, oui. Et aussi pour mon livre Patty Diphusa, la Vénus des lavabos. Maintenant, je peux l’avouer. Ce livre est fait des souvenirs de nombreuses scènes dans des salles de bain, dans des chambres, beaucoup de scènes purement sexuelles. Je ne sais pas si en France on peut comprendre tout ce qu’était cette période. Ce livre en est un exemple : dans l’original, j’invente beaucoup de mots pour exprimer ce que c’était et j’ai l’impression de ne pas de me reconnaître dans l’édition française.
Avouez que vous n’êtes pas facile à traduire, quand même…
Oui, et le pire c’est le doublage. Un héritage du nazisme, le doublage, peut-être le seul véritable héritage culturel qui reste du nazisme après le nettoyage qui a été opéré. C’est vrai que je travaille beaucoup la musicalité des dialogues. J’oblige les acteurs à un entraînement où je leur explique très en détails comment je veux qu’ils prononcent les mots. C’est pour cela que je n’aime pas mélanger les accents. J’aime les accents, je les travaille dans mon cinéma, mais l’accent catalan, l’accent des Canaries ou ceux d’Amérique latine me perturbent.

C’est aussi pour cela que vous ne travaillez pas avec des acteurs étrangers ? Alors que vous avez eu beaucoup d’offres pour aller à Hollywood…
Oui, c’est peut-être dommage. Par exemple, j’aurais bien aimé tourner avec Catherine Deneuve, mais en français, je ne serais pas capable, je ne suis pas assez fort. En anglais oui, et il y a eu un projet. Sur Deneuve, je dois dire que même si j’aime bien la Catherine mythique des années 1960, celle qui m’intéresse vraiment c’est la Catherine Deneuve mûre. J’étais frappé de voir comment quelqu’un qui était déjà une déesse depuis Les Parapluies de Cherbourg et Répulsion s’est transformé avec l’âge en une créature encore plus superbe et une plus grande actrice.
Par ailleurs, votre cinéma fait beaucoup penser à celui de Jacques Demy…
Dites que c’est mon frère jumeau ! La Baie des anges est un film décisif pour moi, les cheveux blonds platine de Jeanne Moreau… S’il y a un film que j’aurais aimé faire, c’est Les Demoiselles de Rochefort, avec Deneuve et sa sœur Françoise Dorléac. Il y a un truc drôle avec elles chez moi, car La Peau douce est mon autre film de chevet. Un objet de référence et de révérence que je vois et revois encore et encore. Je regrette de ne pas avoir souligné l’importance de Demy dans mon cinéma les fois où j’ai été en France. Tout comme celle de Boris Vian, qui est une grande influence littéraire purement française très enracinée en moi.
Vous êtes ami avec David Lynch et par ailleurs, votre nouveau film allait s’appeler Silencio. C’est grâce à votre regard sur les actrices que vous vous entendez bien ?
Il y a aussi notre coiffure ! Avec lui, c’est un peu comme avec Quentin Tarantino, que je connais bien aussi. Personne ne dirait que mon cinéma est lynchien ou tarantinien, ou vice versa. Et tant mieux. Mais leur façon de digérer une histoire, l’emploi de la musique, ce truc qu’ils ont très intime avec le cinéma en tant que spectacle, une sorte de célébration, de joie, et leur immersion dans le côté sombre des personnages, me permettent de me reconnaître dans leur travail. Tarantino est beaucoup plus littéraire que moi. Lynch, c’est le contraire. On ne peut pas être plus éloigné de la littérature que lui. Mais la dérive de Lynch n’a plus de place dans l’industrie. Le cinéma a moins évolué que la peinture et lui, il le fait rentrer dans l’abstraction. Il a rendu l’image indépendante de la parole. Il faudrait le laisser travailler dans l’abstraction pure. Son cœur est là. Même si moi, je me sens plus proche de Mulholland Drive que d’Inland Empire.
Vous pensez quoi des Huit Salopards ?
C’est un film vraiment important et ça m’énerve qu’on critique Tarantino maintenant, avec ce film. C’est un peu comme si c’était le moment pour dire du mal de Tarantino. Certaines critiques au sujet de ce film ont vraiment été les plus bêtes du monde. Comment peut-on dire que cela ne sert à rien d’utiliser le 70 mm ? C’est un film d’une inspiration brutale, qui nous fait expérimenter des choses très difficiles à vivre dans le cinéma aujourd’hui. C’est du théâtre ? Et alors, Mankiewicz, c’est du poulet ? Le film, j’en suis sûr, finira par être repris à Broadway. Et Tarantino en sera probablement le metteur en scène.

Tarantino a fait son film en 70 mm, mais Julieta a été tourné en numérique.
Oui, et c’est une plaie. Je propose que les cinéastes qui veulent tourner en pellicule créent une société pour défendre ce procédé, pour exiger qu’on garde au moins un labo par pays pour développer de la pellicule. Vous n’imaginez pas la perte que c’est. Pour mon prochain film, si je peux, je reviendrai à la pellicule. Je suis loin d’être une personne anachronique ou qui renie le progrès. Imaginez que tout à coup, les peintres n’aient plus le droit de se servir de la peinture à l’huile. La pellicule, comme l’huile sur toile, c’est le plus noble des supports. Filmer en pellicule a quelque chose de très mystérieux, ça exige de vraiment contrôler la lumière en plateau.
Le numérique serait plus artificiel ?
La pellicule n’est pas plus réaliste, non. Mais ça reste plus expressif. La couleur du Technicolor, c’était une question chimique. J’ai toujours voulu la récréer, mais ce n’est plus possible car ces émulsions n’existent plus. J’avais demandé de l’aide à Néstor Almendros, qui m’avait confirmé que c’était mort. Impossible. Et maintenant : croyez-vous qu’il serait possible de faire La Marquise d’O… avec une caméra numérique ? Le sujet de ce film, c’est la couleur, le blanc. Et avec une caméra numérique, même avec le meilleur chef op’, le blanc n’est plus une couleur, mais une source de lumière. On ne peut pas le nuancer. Le cinéma, c’est action et réaction. Réaction chimique. Et représentation. Et la caméra numérique reproduit si bien la réalité qu’elle enlève la magie de la représentation de l’image. Je reviens à la peinture. Prenez un portrait – pour moi le sommet de la forme picturale – sur une toile à l’huile. Si on se rapproche, on perçoit la trame de la toile et l’huile qui l’imprègne, on devine le parcours du pinceau. La perfection de la caméra numérique enlève cette sensation. Une photo sur votre smartphone, même avec le zoom au max, tout est net. Moi, je veux voir la trame, je veux voir la main. Les frères Lumière peignaient sur leurs films.
Votre vie a beaucoup changé depuis la Movida ?
Ce qu’on a vécu dans les années 1980 n’était pas un mirage et nos corps en gardent la trace. Maintenant, en revanche, ma vie est extrêmement simple : je lis, je regarde des films, j’écoute de la musique, je me promène. Rien d’autre. Et je fais des films. La partie la plus importante de ma vie et presque la seule partie importante de ma vie actuelle, c’est d’écrire et de filmer. Si je lis, si je marche, si j’écoute de la musique et si je vois des films, c’est pour nourrir les histoires que je raconte. Maintenant, il n’existe que le cinéma.