Jean-Pierre LEAUD : « J’ai choisi le camp des intellectuels »

– Interview : JEAN-PIERRE LEAUD –

Peut-on être un mythe et très en forme ? Oui, Jean-Pierre Léaud le prouve. L’acteur fétiche de la Nouvelle Vague – et la plus belle filmographie d’Europe – est d’abord un cinéphile passionné et un « intellectuel » de combat. Il a accepté de se mettre à table dans son restaurant fétiche de Montparnasse. Accompagné de sa femme, Brigitte Duvivier, car, de son propre aveu, « quand elle est là, je m’illumine ». Il n’avait pas donné d’entretien depuis plusieurs années. Mais, alors qu’il s’apprête à recevoir une Palme d’Or d’honneur à Cannes, Léaud veut qu’on le sache : il est dans la place. – Par Thierry Lounas et Aurélien Bellanger / photos : Samuel Kirszenbaum et DR.
Veuillez m’excuser si je ne tiens pas la cadence des questions/réponses. Ce n’est pas du tout mon habitude de répondre aux journalistes. Et je ne suis pas très entraîné non plus. C’est très sportif, un entretien. Depuis la mort de François Truffaut, j’ai peur d’être trop critique à mon égard. J’ai peur que l’image très narcissique que j’ai de moi-même ne corresponde pas à l’objectivité de la pellicule.
Truffaut parlait de vous comme d’un acteur « antidocumentaire », de science-fiction… Vous êtes d’accord avec lui ? Au cinéma peut-être; dans la vie, non.Je suis complètement différent dans la vie et au cinéma. Quand je tourne, je suis là. J’ai ma musique. J’ai mon texte. Il y a la caméra. Il n’y a plus qu’un seul moment : celui où je m’inscris avec mon corps dans le jeu, pour créer le personnage. Dans la vie : il n’y a pas tout ça. Donc je ne crée pas un personnage dans la vie de tous les jours. J’ai mon costume, ma cravate, mais il ne se passe rien. La vie n’existe que quand je tourne. Voilà le paradoxe.
Êtes-vous le genre d’acteur à travailler ? Je suis un bûcheur ! J’arrive avec mes repères, j’ai le texte. À ce moment-là, je suis, je lis, je dis, j’existe. Mais il faut la caméra. Dans la vie, il n’y a pas de caméra et je deviens ennuyeux. La caméra, c’est mon point de repère. D’ailleurs, je n’ai pas vu le film de Carax (Holy Motors, ndlr), mais il paraît qu’à un moment, Lavant dit : « Sans la caméra, je n’ai plus de point de repère, je ne sais plus quoi être. » Je dirais exactement la même chose à mon sujet. C’est là le paradoxe : je suis complètement à l’aise devant une caméra, dix mille fois plus que dans la vie. C’est clair : j’ai commencé à 14 ans. À 14 ans, j’étais naturel devant la caméra. J’aimais déjà ce moment d’énergie dans lequel vous vous appropriez la densité qui est sur le plateau, pour créer, pour faire des propositions, une gestuelle, des mimiques… Je n’ai pas ce qu’on appelle « le trac ». Dans la vie, on peut être timide, ne pas oser dire quelque chose qui nous tient à cœur. Devant la caméra, je m’en fous, je dis tout. J’ai la même volonté et la même véhémence que j’avais à l’époque des 400 Coups.
« À la lecture du scénario du Pornographe, je me suis dit : “Mais qu’est ce que c’est que ça ?” J’avais l’impression qu’on m’invitait dans une partouze, dans une Strauss-Kahn… »
Y a-t-il une part d’improvisation dans votre interprétation ? Tout est improvisé, rien n’est improvisé. Je ne change jamais le texte, j’improvise à l’intérieur du texte. Je répète jusqu’à saturation complète du sens, jusqu’à ce qu’on n’y comprenne plus rien et, tout à coup, il y a une sorte d’aimant interne qui vient de ma mère et je sens comment je dois retrouver le texte. C’est-à-dire du signifié au signifiant ! Jusqu’au morphème ! Jusqu’au phonème ! Je vais tout décortiquer jusqu’à l’incompréhensible complet ! De manière à ce que ça entre… Et je retrouve sur le plateau le naturel et l’invention… J’ai le texte dans la tête toute la journée ; il ne me reste plus, au moment de la prise, qu’à faire une composition… Et le metteur en scène dit : « Oui, on garde ça ou ça », et voilà.
Vous répétez ? Oui, mais tout seul. Prenez La Maman et la Putain. Le personnage principal, ce n’est pas l’acteur ou l’actrice, c’est le texte, le texte de Jean Eustache. Bon, là, pour la première fois de ma vie, quand ça m’est tombé entre les mains, je me suis dit : « J’ai besoin absolument de quelqu’un qui me fasse répéter. » À l’oreille, tous les soirs, j’ai commencé à apprendre avec quelqu’un qui me soufflait. Il se trouve que c’était la fille avec qui j’étais à l’époque. Heureusement qu’elle était là, Eustache était tellement intraitable : au mot près, à la virgule près et une seule prise par plan.
Il ne vous arrive jamais de changer le texte, de faire des propositions au cinéaste ? Changer le texte non, mais des propositions parfois, comme avec Bertrand Bonello. À la lecture de son scénario, Le Pornographe, je me suis dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » J’avais l’impression qu’on m’invitait dans une partouze, dans une Strauss-Kahn… J’ai contacté Suzanne Schiffman, la scénariste de Truffaut, qui m’a rassuré en me disant : « Non, le scénario est beau, c’est de l’art, pas un film porno. » J’ai accepté de jouer mais j’ai fait savoir à Bonello que je n’étais pas obligé d’être dans le plan quand il y avait, par exemple, une pipe ou une fellation. J’ai dit à Bonello : « Tu me mets dans le champ et, dans le contre-champ, tu mets tout ce que tu veux : les pipes, les fellations et tout le reste du film. »
« Pasolini ne cessait de dire : “Plus mozartien”.
Mais je ne voyais pas trop ce que Mozart venait faire là. »
Vous êtes contre les films porno par principe ? Pas par principe du tout. François Truffaut, lui, était contre. Un jour, je le croise dans la rue et on rencontre un producteur que je connaissais bien – qui est mort il n’y a pas très longtemps, d’ailleurs – et François me dit : « Tu vois ce type là-bas ? S’il savait que le cinéma porno rapporte du pognon, eh bien il serait producteur de films pornos. » C’est ce qu’il pouvait dire de pire sur quelqu’un.
Mais Godard aurait très bien pu faire un film porno, non ? Certaines scènes de ses films s’en approchent. Ah mais Jean-Luc, c’est le seul qui pourrait se le permettre ! Parce que son regard moral est tel que ce n’est plus du tout porno. Ce qui fait bander tout le monde, tout d’un coup, ne ferait plus bander personne ! C’est ça, Jean-Luc. Comme Bonello n’est pas Jean-Luc, j’ai fait du champ contrechamp avec lui. Avec Godard j’aurais accepté de tout faire dans un même plan. C’est tellement scientifique que ce n’est plus porno pour personne !
Vous avez malgré tout joué dans un film de Pasolini qui s’appelle PorcherieOui, mais le bourgeois gauchiste que je joue se fait quand même bouffer par les porcs. C’est ça la morale de l’histoire : les porcs sont bouffés par les porcs.
Comment s’est passé le tournage ? Ça s’est mal passé. Pasolini sur un plateau, c’est la nuit des temps, c’est les abysses. Il vous donne le texte la veille du tournage, donc pour ma méthode de travail, pour répéter, cela devient compliqué. Il ne cessait de dire, et je me le répèterai toute ma vie : « Plus mozartien ». Mais je ne voyais pas trop ce que Mozart venait faire là. Pourtant, j’étais fou de joie de tourner avec Pier Paolo, car à l’époque on se connaissait et on s’aimait tous. Ensuite, après le tournage, j’ai eu une petite déprime et quelqu’un m’a emmené en Grèce pour que j’aille mieux. Il pensait que le soleil, les vagues, la mer me feraient du bien. La proposition n’était pas méchante, seulement ça s’est passé au moment où Pier Paolo postsynchronisait le film. Comme je n’étais pas là, il a mis une autre voix, la voix d’un autre, à la place de la mienne. Alors bon, ça c’est un grand regret parce que j’aurais préféré que ce soit ma voix et que j’incarne le personnage à part entière. Je l’ai amèrement regretté. Je suis allé à Rome, j’ai demandé la copie, j’ai synchronisé ma voix et j’ai demandé à ce qu’il enlève la voix du type en question. Mais ça n’a pas marché et donc ce qu’il reste, c’est la voix d’un autre, sur mon corps.

Ce corps sans votre voix, c’est encore vous ? Ça dénature tout. À la limite un geste sans parole, pourquoi pas. C’est même ma quête. On a besoin des gestes.
À part Porcherie, un tournage qui se passe spécialement mal, ça vous est déjà arrivé ? La seule chose qui puisse vraiment m’arriver sur un film, c’est que je n’arrive pas à appliquer ma méthode de travail. Que je ne sois pas parfait. Et que je n’arrive pas à créer quelque chose qui serait un film dans le film. Parce que moi, je réalise toujours un film dans le film. Mais avec Godard, c’est pas si facile : il voit bien que j’essaye de prendre les choses à mon compte, que je mets un petit peu en scène. Alors il y a un bras de fer, mais on s’adore. On s’adore, on s’adore, on s’adore. Par exemple, Noémie Lvovsky m’a dit : « Vous êtes un grand directeur d’acteurs, vous avez réussi à faire changer ma façon de jouer pour m’adapter à votre rôle. Vous êtes celui qui donne le La. »
Avec qui c’était le plus difficile d’imposer le La ? Il y a un metteur en scène dont je ne parle jamais et qui porte le même nom que ma femme d’ailleurs, c’est Duvivier. Il ne supportait pas que je n’aie pas un jeu d’acteur plus naturel. Il s’était donc mis en tête de me faire jouer à sa façon. Ça a été très pénible.
Est-ce que ce n’est pas le propre des grands acteurs, et des grands acteurs américains notamment, d’être une sorte de petite usine qui fabrique son propre film ? Vous aimez certains acteurs américains ? J’adore Al Pacino dans Un après-midi de chien, je me passe volontiers le film avant d’aller tourner, ça me donne un coup de fouet. Mais mon acteur américain préféré c’est Montgomery Clift dans I Confess, d’Hitchcock. Il joue un personnage très différent entre la première et la deuxième partie et, dans les deux personnages, il est extraordinaire. Quand Kaurismaki m’a demandé de jouer dans J’ai engagé un tueur, il m’a demandé d’en faire le moins possible, d’être impassible. J’ai pris comme modèle Montgomery Clift. J’en ai parlé à un ami qui m’a dit : « Mais Montgomery Clift c’est l’inverse de ce que tu dois jouer, c’est l’Actors Studio. » Alors du coup je me suis mis à penser à Buster Keaton.
Delphine Seyrig, votre partenaire dans Baisers volés de Truffaut, disait de vous : « Il est tellement plus créatif que moi… ». Est-ce que vous ne finissez pas par être un homme à abattre à l’intérieur du film ? Pas seulement à l’intérieur du film !
On aurait pu imaginer que vous fassiez plus de théâtre… Je vous l’ai dit : s’il n’y a pas de caméra, je perds mes repères. Moi, mon seul vrai partenaire, le grand Autre – comme dirait Lacan -, c’est la caméra. Le théâtre, j’en ai fait, il n’y a pas de caméra. Au théâtre, quand il n’y avait que huit personnes dans la salle, tout le monde faisait la gueule, mais moi j’étais content. Ça me faisait penser à une petite équipe de cinéma. Je me disais : « Il n’y a que huit personnes, on va pouvoir se défoncer, ça va être marrant. » Si la salle est comble c’est une autre histoire, on ne peut plus croire à un tournage, d’autant plus que la caméra n’est pas là, la caméra n’est pas là, la caméra n’est pas là. Lucas Belvaux l’avait bien compris. Au bout d’un mois de tournage de Pour rire, mon film le plus populaire, il m’a dit : « Toi, ton véritable partenaire, c’est la caméra. »

« Mon père n’a jamais aimé la Nouvelle Vague, il était du côté du “cinéma de papa”. Un jour je l’ai emmené voir Une femme est une femme, de Jean-Luc : il était ivre de haine… Alors que moi j’applaudissais à toutes les scènes ! »
On parle toujours de ces fameux essais pour Les 400 Coups à 14 ans, comme si c’était le tout début. Mais avant ça il y avait eu un film, dont on ne parle jamais… Et puis votre père est scénariste, votre mère est actrice. Vous n’êtes pas un enfant de la rue… Un enfant de la balle ! De la balle. Et puisque nous plongeons dans la nuit sans fond de mon existence : effectivement j’avais tourné dans un film d’un metteur en scène inexistant qui s’appelait Georges Lampin, avec Jean Marais. Mon père, lui, n’a jamais aimé la Nouvelle Vague, il était de l’autre côté, du côté du « cinéma de papa ». Un jour, je l’ai emmené voir Une femme est une femme, de Jean-Luc : il était ivre de haine… Alors que moi, j’applaudissais à chaque nouvelle scène ! Ma mère, elle, était un peu plus bienveillante à l’égard de la Nouvelle Vague : c’était une sorte de Bernadette Lafont avant Bernadette. Elle travaillait beaucoup, notamment en Espagne. Mon père la suivait partout où elle allait et du coup, moi, j’allais en pension à Blois. C’est à cette époque que François (Truffaut, ndlr) m’a rencontré.
Pourquoi votre père détestait-il autant la Nouvelle Vague ? Ça le déstabilisait dans ses goûts. Aujourd’hui, tout le monde peut faire des films, chacun peut avoir une vocation de cinéaste, alors qu’à l’époque c’était extrêmement rare, ça a été le combat de la Nouvelle Vague. Ce n’était pas une guerre des jeunes contre les anciens, puisque Renoir qu’on admirait était vieux. Mais une guerre des bons contre les mauvais ! (rires)

Il y a pas mal de cinéastes de la Nouvelle Vague avec qui vous n’avez jamais tourné.Oui. J’aurais bien aimé tourner avec Chabrol. Il n’y a jamais eu de proposition. Pour lui, j’appartenais à Truffaut. Rohmer, je suis allé le voir pour travailler avec lui et il m’a proposé un rôle de garçon de café emmerdeur. Mais il se trouve qu’en même temps je tournais avec Ruiz L’Île au trésor, donc j’étais pris ailleurs pendant le tournage de son film.
Il y a beaucoup de cinéastes à qui vous avez proposé vos services ? Il m’est souvent arrivé d’aller voir des cinéastes dont j’aimais le travail. Je suis allé voir Ruiz. Je suis aussi allé voir Leos Carax régulièrement. Il m’avait proposé le rôle principal de son dernier film mais on s’est mal entendu sur un détail et les choses ne se sont pas faites. Je le regrette beaucoup. Et puis, il y a ceux qui viennent me voir, comme Tsai Ming-liang avec qui je suis revenu à Cannes (pour Visage, en 2009, ndlr). Cinquante ans après Les 400 Coups, je revenais à Cannes. Beaucoup de jeunes cinéastes se réfèrent à la Nouvelle Vague quand ils vont tourner leur premier ou deuxième film. À chaque fois je pourrais leur écrire, prendre mon stylo à bille, pour leur dire ce que ça a été. Et leur dire au passage que je suis le meilleur label « Nouvelle Vague » du monde (rires). On ne peut pas faire mieux pour labelliser un film « Nouvelle Vague » que de me prendre ! Vous ne trouvez pas ça formidable ?
Vous voyez quelqu’un pour vous concurrencer ? Non, je ne vois vraiment pas. Je pense que j’ai fait les bons choix au bon moment. J’ai choisi Truffaut, Godard, Eustache, Garrel, Pasolini…
« Je réalise toujours un film dans le film. Mais avec Godard, c’est pas si facile : il voit bien que j’essaye de prendre les choses à mon compte, que je mets un petit peu en scène. »
Mais votre filmographie, ce n’est pas que la Nouvelle Vague…C’est vrai, c’est aussi le nouveau cinéma, les enfants de la Nouvelle Vague de par le monde. Lorsque j’étais l’assistant de Jean-Luc, avant Pierrot le fou, il m’a dit : « Va voir le film de ce metteur en scène polonais sorti de l’école de Lodz. » Il s’appelait Skolimowski. Je l’ai rencontré et, un jour, il m’a demandé de tourner avec lui. Et ça a donné Le Départ.
Ça n’a pas dû être simple vu qu’il ne parle pas français. Comment a-t-il fait pour vous diriger ? Avec Skolimowski, ça a été en fait très simple : comme il était comédien et avait joué dans ses propres films, la direction d’acteurs se résumait dans un premier temps à jouer à ma place. Après, je n’avais plus qu’à refaire la même chose. C’est un ancien boxeur, avec lui c’était toujours des rôles très physiques. Il y a beaucoup de bagarres dans le film.
Vous parliez de l’époque où, en plus d’être l’acteur de Godard, vous étiez également son assistant. Pourquoi assistant ? Vous aviez envie de faire des films ? Mais enfin, quand on a l’opportunité d’être l’assistant de Godard, on ne pose pas de question !
Mais pourquoi avoir envie d’être assistant plutôt que, simplement, son acteur ? Parce qu’à chaque fois qu’il mettait la caméra dans des endroits extraordinaires, à chaque fois qu’il inventait des dialogues extraordinaires, je continuais à nourrir mon amour pour le cinéma et pour les gens qui le créaient. Quand, plus tard, sur Masculin Féminin, j’ai eu la possibilité de jouer à nouveau, j’étais fou de joie, la boucle était bouclée. Souvent je me dis : « Mais quelle adolescence ! » C’était une adolescence complètement hallucinante, toujours au contact de gens qui avaient du génie. On était une famille ! On inventait ! Pierrot le fou ! Et on était amis. Jean-Luc avait, et a toujours, une tendresse pour moi extrêmement profonde. C’était le deuxième François, si vous voulez… Imaginez, pendant qu’on tournait Les 400 coups, on allait, le soir, avec François, voir les rushes d’À bout de souffle !
Le Père Noël a les yeux bleus, le film de Jean Eustache dans lequel vous jouez, doit beaucoup à Masculin Féminin, n’est-ce pas ? Jean-Luc a donné toutes les fins de bobines non utilisées à Eustache pour qu’il fasse son film. Il a même fait plus : l’année de mes 19 ans, Jean-Luc m’a emmené au casino. Moi, je n’arrivais pas à imaginer un intellectuel comme lui en train de jouer avec des jetons. J’observais tout, ses gestes, sa méthode, ses tactiques. Et le plus incroyable, c’est qu’il a gagné de l’argent. Et en sortant, il m’a dit : « Tiens Jean-Pierre ! Tu donneras cet argent à Eustache, c’est pour son film ! »
Et vous, à cette époque, vous gagniez de l’argent ? Justement, puisqu’on parlait de Skolimowski… Quand Marguerite Duras a vu Le Départ, elle a écrit dans le journal : « Espérons que ces deux-là ne deviendront jamais riches… » Eh ben devinez ! Skolimowski et moi on a continué à faire des films, mais on n’est jamais devenu riches.

Vous auriez aimé être riche ? C’est à la mode aujourd’hui… « être riche ». Mais être dans l’intimité des gens, c’est autre chose. Il y a une foule de gens qui veulent m’embrasser. Une fille qui vient et « smack », qui m’embrasse, c’est mieux que d’être riche, non ? C’est beaucoup mieux que d’être riche. Il y a quelques jours, je rencontre un agent immobilier, boulevard du Montparnasse. J’ai vécu 30 ans dans le quartier mais je ne le connais pas du tout. Il est le patron de son agence immobilière. Il est content, il me salue, il sourit. Je lui dis : « J’aurais mieux fait de faire votre métier, je serais plus riche. » Il me regarde et me répond, consterné : « Vous vous rendez compte le regard qu’auraient les gens sur vous si, après tous les films que vous avez faits, vous étiez devenu agent immobilier ? » Et il répétait : « Vous vous rendez compte le regard que les autres auraient sur vous ? »
Vous avez sans doute gagné un peu d’argent avec vos films, non ? Oui, j’ai gagné suffisamment d’argent pour rester honnête. Vous savez très bien que je ne fais jamais les films pour l’argent. Combien de télégrammes j’ai reçus, combien de propositions de travail auxquelles j’ai dit non, au nom de ma cinéphilie. Je n’ai rien fait pour l’argent sinon j’aurais fait Léon Morin prêtre ou je ne sais quel genre de film bizarre. Je ne serai jamais triste de ne pas avoir un appartement de sept pièces et vingt-cinq piscines. Un jour, je vais à l’hôtel du coin et je donne la clé à la fille qui est à l’entrée. Je lui dis : « Mademoiselle, il est bien cet hôtel. Moi je n’ai pas d’hôtel, mais j’ai du talent. » Et la fille : « Mieux vaut avoir du talent qu’un hôtel ».
Comment choisissez-vous vos films aujourd’hui ? Je les choisis moi-même, en voyant les films. Je vais au cinéma régulièrement, moins que dans ma jeunesse où je voyais trois films par jour, mais quand même. J’ai toujours surveillé les critiques qui venaient des Cahiers et qui passaient à la mise en scène. Par exemple, j’avais vu un des premiers films d’Olivier Assayas et un mouvement de caméra m’avait fortement impressionné. Je l’ai rencontré et je lui ai dit que j’aimerais bien tourner avec lui. Il a été sensible à ma proposition et il m’a pris sur Paris s’éveille.
On parle beaucoup du cinéma français, mais quel est votre lien avec le cinéma américain ? Il y a eu quelques possibilités. J’ai été en contact avec Gus Van Sant, j’aime beaucoup ses films, mais rien ne s’est présenté. Parfois, il y a des cinéastes qui veulent tourner avec moi, comme Harmony Korine qui m’avait proposé un rôle, mais pour diverses raisons je ne l’ai pas fait. Sofia Coppola aussi m’a proposé de passer un casting pour un de ses films. Je ne trouve pas ça inadmissible. Mais recommencer ma carrière, faire un bout d’essai pour jouer Louis XI ou Louis XVI ou Louis XIV pour Sofia Coppola, ça m’emmerdait un peu.
Il y a deux catégories d’acteurs : ceux qui n’aiment pas être reconnus dans la rue et ceux qui aiment bien. Vous, vous aimez bien ? Quand les gens viennent vous voir dans la rue, et vous disent : « Ah !Vous êtes bien. Vous étiez bien », quand vous devenez une sorte de légende, quand même… Toute ma vie. … C’est très agréable. Les gens qui vous embrassent, c’est toujours mieux qu’un hurluberlu qui vient vous mettre une grosse pêche !
Vous êtes une star… Une star oui, mais un anti-héros !
« À 68 ans, 50 ans après la Nouvelle Vague, je suis encore là. J’habite le terrain ! J’occupe le terrain, encore et toujours ! J’ai fait le choix des intellectuels. »
Vous êtes aussi l’icône d’une certaine insurrection cinématographique : le combat pour Langlois à la Cinémathèque, mai 68, les films gauchistes, Godard… Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette image politique ? Non, non, non ! (Il lève l’index) Bernardo Bertolucci m’a posé la même question. Il m’a dit : « Comment tu as fait avec cette histoire de mai 68, Jean-Luc, et tout ce qui a secoué la France ? Comment tu l’as vécu ? » Je lui ai répondu : « Attention Bernardo ! Il y a certes Jean-Luc et son antibourgeoisisme absolu, mais de l’autre côté, il y a François, que je voyais quotidiennement et qui n’incarnait pas ce cinéma politique. » Noémie Lvovsky a écrit quelque chose dans Le Monde, qui m’a assez flatté : « Jean Pierre Léaud aurait pu devenir un grand écrivain du cinéma comme Serge Daney ou Gilles Deleuze. » C’est la première fois qu’un metteur en scène, et un metteur en scène qui a du talent, dit de moi que je suis un intellectuel.
Intellectuel, ce serait mieux qu’acteur ? Pour moi, c’est la gratification la plus belle qui soit. Parce qu’acteur, c’est bien… mais intellectuel… Ah ! Oui Monsieur ! Ravi ! Aux Anges.
Il est possible également d’être acteur et viscéral… Ah oui (l’air dégoûté) : l’acteur instinctif…
Est-ce qu’on peut être un bon acteur et être bête ? Vous songez à Daniel Auteuil ? (rires) En tout cas moi j’ai choisi de ne tourner qu’avec des intellectuels, et je tourne encore avec des jeunes cinéastes qui sont des intellectuels. Mon choix fait qu’à 68 ans, 50 ans après la Nouvelle Vague, je suis encore là. (Il tape son poing sur la table) J’habite le terrain ! J’occupe le terrain, encore et toujours ! J’ai fait le choix des intellectuels.
Ça ne vous a pas empêché de recevoir un César d’honneur, en 2000… Ça fait plaisir aussi. J’avais une idée que je voulais absolument dire à tous les journalistes, aux écrivains, et aux psychanalystes, et hop ! Elle a disparu ! Ça recommence.  « L’homme est un animal de projets » (le doigt levé !) Voilà ! Voilà ce qu’aurait dit un vrai journaliste : « C’est vous qui êtes un intellectuel. Et un acteur de temps en temps. Et au fond, au fond : un philosophe ! Et que lisez-vous en ce moment ? » Eh bien j’y arrive, Monsieur ! C’est Kierkegaard ! Je suis en train de lire du Kierkegaard… Le Traité du désespoir. Ou encore Post-scriptum aux miettes philosophiques.
Ça aurait pu être notre première question. Ça aurait être votre première question… Je suis un intellectuel ou non ? Je me souviendrai toujours de Serge Daney : il y avait une rétrospective à Milan consacrée à la Nouvelle Vague ; tout le monde s’était déplacé. J’étais en train de tourner le film de Pier Paolo et Serge Daney était là. Et tout d’un coup, il m’entend rire, il me tape dans le dos et me dit : « Enfin ! J’entends ton rire d’intellectuel… »
Vous êtes encore en contact encore avec Godard ? J’essaye. J’ai regardé son dernier film, Film socialisme, intégralement de dos. J’ai mis la cassette et je me suis assis de dos. C’est la plus belle bande sonore depuis le début du parlant.
Vous croyez que Daniel Auteuil l’aurait regardé de face ? Restez léger sur Auteuil ! Restez léger… – Propos recueillis par AB et TL