EL REINO de Rodrigo Sorogoyen

– LE FILM DE LA SEMAINE : EL REINO –

Rodrigo Sorogoyen est un cinéaste aussi cinéphile que politique. Après avoir repris les codes du film de serial killer des années 90 dans Que Dios nos perdone pour dresser un portrait aussi noir que réaliste de son pays, il passe cette fois-ci par le thriller paranoïaque dans El reino. Où il s’attaque à une cible de taille : la corruption des partis politiques.

 
Manuel Lopez-Vidal (Antonio de la Torre), candidat à une présidence de région, se retrouve pris dans un scandale de corruption qui concerne en fait son parti entier. On ne saura jamais de quel parti ni de quelle contrée il s’agit – la caricature du politicien corrompu vise l’universalité. Mais l’orgueilleux politicien refuse de tomber seul et décide de tout faire pour entraîner ses complices avec lui. Dès les premiers plans du film, Rodrigo Sorogoyen s’attache à suivre en travelling la marche cadencée de Lopez-Vidal. C’est elle qui définit ce personnage cynique qui avance tel un rouleau compresseur, bien décidé à faire plier le réel sous ses chaussures de luxe. Le film adopte ainsi l’allure d’une course contre la montre, rythmée par les innombrables déplacements du protagoniste en vue d’obtenir des preuves contre ses ennemis. Mais au fil de l’avancée de ce drôle de justicier, la réalité devient insaisissable – à peine le temps de passer un coup de fil, et les amitiés s’évaporent, les documents compromettants se volatilisent. Rodrigo Sorogoyen renoue ainsi avec le thriller paranoïaque des seventies, celui des Trois Jours du Condor et des Hommes du président, où les apparences du monde visible s’opposent à la mise en scène d’une vérité cachée. Tandis que la moindre action de Lopez-Vidal est hyper médiatisée, le complot de ses ennemis s’ourdit dans l’ombre du hors-champ. Comme dans les films éclairés par Gordon Willis (Conversation secrète, Les Hommes du président …), la lutte pour dévoiler la vérité se traduit par une plongée progressive dans l’obscurité, l’inévitable opacité du pouvoir. Le film s’achève ainsi logiquement dans la nuit complète, entre un braquage et une scène de course-poursuite nocturne très impressionnante, où Lopez-Vidal se retrouve pris en étau entre deux voitures qui, tout à coup, éteignent carrément leurs phares.


 

La quête du personnage agit donc comme un révélateur où l’on découvre un parti au pouvoir établi comme une forteresse – un vrai « royaume » en soi, donc. Fidèle à la logique du film paranoïaque, la présence du complot politique s’avère tentaculaire ; elle s’élargit progressivement au pays entier, jusqu’à habiter tout le hors-champ du film. C’est dans une station essence complètement perdue que Lopez-Vidal craint pour sa vie. Sur un plateau télévisé où celui-ci cherche à dénoncer ses pairs, même la journaliste qui l’interviewe obéit aux ordres qu’elle entend dans son oreillette. Dans ce moment de temps suspendu, la course de Lopez-Vidal s’arrête enfin et laisse place à un grand moment de duel en champ-contrechamp entre le politicien et la présentatrice. Ce climax est le moment de vérité du film, où s’explicite le coup de gueule du cinéaste contre le pouvoir. Face caméra, la journaliste rappelle alors qu’un homme corrompu ne devrait plus avoir droit à la parole politique. Rupture du quatrième mur : ce hors-champ inquiétant du film se confond finalement avec la réalité, celle des scandales politiques récents qui ont secoué l’Espagne, mais aussi bien d’autres pays comme la France. Comme si El reino n’était pas si paranoïaque que ça, mais pointait bien du doigt l’immunité révoltante du pouvoir. – Juliette Goffart