FAMILY ROMANCE, LLC : RENCONTRE AVEC WERNER HERZOG

– FAMILY ROMANCE, LLC : RENCONTRE AVEC WERNER HERZOG –

Le cinéaste-baroudeur allemand revient enfin avec Family Romance, LLC  (en salles le 19 août), tourné au Japon autour d'une entreprise fournissant de « faux proches » à louer. Vraie conversation sur l'ère du fake. Par Yal Sadat.

 
Family Romance, LLC est une fiction aux airs de faux documentaire. Vous auriez pu observer une véritable agence au Japon. Pourquoi ce choix ?
Les rebondissements de Family Romance ne sont que pure invention, tout est scripté en suivant une trame imaginaire. Et pourtant, même les gens des médias s'y méprennent et me demandent s'il s'agit d'un documentaire, ce que je prends comme un compliment : c'est la preuve que j'ai bien mis en scène tout ce manège ! Bien sûr, le modèle est bien réel : Roc Morin, un jeune homme qui a étudié dans mon école de cinéma, est revenu du Japon en me disant que je devais absolument m'intéresser à ces histoires de familles fabriquées par des agences. À la seconde, j'ai su que c'était un sujet assez conséquent pour donner un long métrage de fiction. Chez moi, la substance détermine la forme : je sais tout de suite si le film sera fictionnel ou non. Avant que le moindre contrat ne soit signé, j'étais déjà en train de tourner Family Romance.
 
En somme, la nature du film est indécidable faux documentaire, fausse fiction ? pour mieux résonner avec le sujet du fake ?
Oui, le fake n'est pas seulement dans la famille bricolée dont je raconte l'histoire. Il est partout : dans le cinéma évidemment, parce qu'un angle de vue est en soi une manipulation, mais aussi dans les « personnages » secondaires les intelligences artificielles qui servent de réceptionnistes dans les hôtels japonais, les poissons-robots que les enfants contemplent dans un aquarium… Bon, évidemment, le sujet n'a rien de neuf : on vit avec les simulations depuis toujours. Il y a des centaines d'années, on utilisait des mannequins en guise de babysitters. Depuis plus de dix ans, les vieux comme les jeunes possèdent officiellement des représentations artificielles d'eux-mêmes. Ils ont 2 800 amis, mais il s'agit de relations entretenues à un niveau purement digital. Rien de neuf sous le soleil, donc. Mais ce qui se passe au Japon actuellement est particulièrement massif, et c'est en train de foncer vers nous.


 
Votre enquête sur place vous a prouvé que le développement de ces simulations monétisées était plus rapide là-bas ?
Oui, l'ampleur est incroyable. La véritable agence dont je m'inspire croît de manière spectaculaire. Il y a moins d'un an, elle comptait 1 400 salariés. Ils sont mille de plus à l'heure où je vous parle. Une telle croissance signifie qu'on va vite importer la manne partout ailleurs. Mais attention, le phénomène n'est pas spécifique au Japon. La scène des poissons-robots, je l'ai écrite en réaction aux prototypes sur lesquels travaille le M.I.T (Massachussets Institute of Technology). Il ne s'agit pas de robots ménagers habituels, mais de cyborgs pleinement intelligents. Des espèces de créatures velues avec de grands yeux, capables de lire vos expressions faciales et d'entamer une conversation. Des robots de compagnonnage absolument phénoménaux. Ma femme les a testés : ces choses excellent à comprendre de quelle humeur vous êtes, si bien que vous tombez amoureux d'elles en cinq minutes… Bien entendu, on recourt à ce genre de substituts dès l'enfance, par exemple avec les ours en peluche. Mais engendrer une technologie et un marché d'ours en peluche pour adultes, c'est inédit. Et je le répète : c'est en train de foncer vers nous.
 
Ce qui vous effraie ?
Je n'y pense pas trop au-delà de l'exploration esthétique, parce que je dois rester fonctionnel. Je dois opérer à tous les niveaux – en tant que vendeur du projet, puis scénariste, puis réalisateur, etc. Si je me mets à exposer des doutes métaphysiques à un distributeur, rien ne peut marcher ! Donc quand je fabrique un film, je ne prends pas position. Je me contente de conserver une idée très nette de mes objectifs et de me comporter en bon soldat.
 
A posteriori, vous n'avez pas l'impression d'avoir mis le doigt sur un malaise nouveau ?
Il est certain que ces histoires de familles bidons ont à voir avec l'augmentation d'une sorte de solitude existentielle. Et avec l'évolution des rapports familiaux dans les civilisations contemporaines, quelles qu'elles soient. D'une manière générale, il y a plus de violence et de ruptures. Les aînés sont davantage négligés par le reste de leur famille. Encore une fois, le phénomène n'est pas nouveau mais il prend juste des proportions plus grandes.
 
Vous voyez le Japon comme un laboratoire en matière de culture du fake ?
Je ne parlerais pas de « laboratoire », parce que j'y ai trop observé la vie quotidienne. C'est une nation remplie de récits humains incroyablement riches. On ne peut donc pas la réduire à une sorte d'usine géante à visions de futurologie, même si c'est tentant d'un point de vue occidental. En revanche, il est vrai que c'est le pays des avant-gardes. Je n'ai jamais regardé leurs jeux télé extrêmes qui fascinaient beaucoup les Européens à une époque, donc je ne peux pas parler de leurs médias. Mais je vois bien que leurs bandes-dessinées sont indiscutablement à la pointe, et leur cinéma aussi. Quand Hollywood adapte des mangas ou des animes, ils ont vingt ans de retard sur ce qu'ont pressenti les mangakas. Le reste de la population mondiale consomme la pop-culture japonaise pour savoir vers quoi l'humanité se dirige. L'avant-garde nippone fonctionne un peu comme une boussole philosophique, si vous voulez : elle répond à la question « jusqu'où va-t-on aller ? »


 
Ces dernières années, votre sacerdoce de cinéaste-voyageur vous a emmené plusieurs fois en Asie. Après toutes ces années, vous gardez la même fraîcheur quand vous découvrez un territoire ? La nécessité de tourner, de rester « fonctionnel » comme vous le disiez, tout ça ne rend pas l'expérience moins pure ?
J'ai effectivement été en Chine et passé la frontière avec la Corée du Nord pour Into the Inferno. C'était tout aussi fascinant que lorsque je suis parti faire des films en Amérique du Sud ou en Inde : je n'ai rien perdu de ma curiosité. En un sens, ce que je fais aujourd'hui avec mes documentaires et mes fictions exotiques à petits budgets, c'est une manière de renouer avec le rapport au cinéma que j'avais à 22 ou 24 ans. À l'époque, on tournait sans savoir ce qui allait se produire d'un jour à l'autre. Il n'y avait pas de compagnies d'assurance en train de regarder en permanence par-dessus mon épaule, en me disant : « Tu ne peux pas faire ceci, renonce à cela, c'est probablement trop dangereux ! » Je retrouve aujourd'hui ce rapport sauvage au cinéma que j'ai perdu un peu après la période d'Aguirre. On était alors à l'apogée de ce système anarchisant, sans concessions. Mais, en studio, c'est impossible de ne pas ouvrir la porte aux hommes de la compagnie d'assurance. Laisser les gros dispositifs derrière moi comme je le fais aujourd'hui, m'arranger pour que ma curiosité se traduise en matière filmique, c'est une attitude très rajeunissante.
 
Et le cinéma lui-même celui des autres, j'entends vous apprend encore des choses sur les sujets qui vous attirent ?
Très peu : je ne vois pas beaucoup de films. Je lis, en revanche. Et bien sûr, je regarde un peu la télé de temps en temps. Le foot parfois, mais aussi les infos, en sachant que j'ai affaire à des faits réarrangés. Toutes les chaînes, sans exception, participent à une sorte de flux mensonger qui rejoint l'ambition de l'industrie du divertissement : CNN, la BBC, Fox News… Toutes. Une fois qu'on a compris ça, on peut regarder les infos tranquillement et apprendre des choses de temps en temps.
 
Ce que vous dites semble confirmer que Family Romance, LLC s'est fait aussi en réaction à ce qu'on appelle la « post-vérité », et au débat sur les fake news
Oui, mais le film existe aussi pour dire à quel point les fake news sont ancestrales. Il faut se l'avouer : l'époque n'a rien d'original sur ce plan-là. Les fausses nouvelles existent depuis l'Égypte ancienne. Le plus ancien récit épique connu concerne la bataille de Qadesh, il fut inscrit sur la paroi d'une pyramide à la demande de Ramsès II. L'histoire prétend que les Égyptiens ont triomphé des Hittites, or on sait aujourd'hui que la bataille n'a pas été concluante : il y a eu match nul. Le tout premier reportage de guerre est une fake news. Autre exemple : à la mort de Néron, cinq ou six sosies de l'empereur ont surgi de nulle part, et ont été pris au sérieux par la population qui s'est laissé berner. Entre ce genre de supercheries, les façades religieuses, Facebook et les mannequins babysitters… Je crois qu'on peut dire qu'on a déjà tout vu en matière de fake. Ce qui change, encore une fois, c'est l'échelle plus grande que jamais.
 
Vos documentaires ont toujours travaillé cette notion de fausseté instituée, presque traditionnelle. Grizzly Man en particulier : les témoignages d'experts censés expliquer rationnellement le comportement de Timothy Treadwell (vidéaste dévoré par l'un des ours qu'il observait, ndlr) sont filmés de manière à souligner leur propension à romancer, dramatiser leur vision de l'événement…
Il est effectivement possible que je fasse instinctivement cette opération à chaque fois que je réalise un entretien : prendre de la distance avec ce qui est raconté, si vous voulez. Je me concentre parfois moins sur ce qui est raconté que sur la manière, éventuellement emphatique et bidon, dont on me le raconte. En fait, mon but est toujours de lire le cœur des personnes placées face à ma caméra. Pas simplement de les écouter. Je crois avoir appris à le faire assez facilement, ne serait-ce que parce que le temps manque dans bien des cas. Pour On Death Row (mini-série documentaire sur les couloirs de la mort aux États-Unis ayant donné le long métrage Into the Abyss, ndlr), j'ai droit à moins de soixante minutes en compagnie des détenus condamnés à la chaise. Avant de tourner, je ne les ai jamais rencontrés, et je sais qu'après avoir coupé, je ne les reverrai plus jamais de ma vie. Je dois donc établir un rapport profond en quelques secondes. Je peux vous dire que dans ce genre de cas, entendre des propos véridiques de leur bouche m'importe moins que d'arriver à lire leur âme de façon limpide… La vérité n'a pas toujours grand intérêt.