REQUIEM POUR UN MASSACRE de Elem Klimov

– LE FILM DE LA SEMAINE : REQUIEM POUR UN MASSACRE –

Le dernier film d’Elem Klimov, sorti en 1985, fait plonger dans l’horreur un jeune garçon, dont l'innocence va être détruite sous nos yeux. Inspiré du massacre d’un village biélorusse par les nazis, Requiem pour un massacre, qui ressort en salles dans une splendide copie restaurée le 24 avril, est peut-être le film de guerre le plus réaliste qui soit, fait de souvenirs et de balles réelles. Par Charles Alf Lafon
 
« Quand j’étais enfant, j’ai été en enfer. La ville était dévorée par des flammes qui montaient jusqu’au ciel. Même la rivière brûlait. C’était la nuit, les bombes explosaient, les mères couvraient leurs enfants avec n’importe quel linge qui leur tombait sous la main, et puis elles se couchaient sur eux. » Elem Klimov, sa mère et son bébé de frère ont été évacués sur un canot de sauvetage sur la Volga pendant la bataille de Stalingrad, la plus massive et la plus meurtrière de l’histoire – près de 2 millions de personnes tuées, blessées ou capturées. Klimov n’avait pas 10 ans.
 
Lorsqu’il s’attaque au Requiem, Elem – contraction de Engels, Lénine, Marx – est au sommet du cinéma russe. Grand, élégant, drôle, mordant, cultivé, couronné de succès sans transiger – ses deux premiers films sont de brillantes satires –, il relit sans cesse Je suis d'un village en feu d’Ales Adamovitch, recueil de témoignages de Biélorusses ayant survécu aux nazis, et Katyn, récit du massacre du village éponyme en 1943 à travers le personnage d’un jeune garçon, Fliora. Lorsqu’il rencontre l’auteur, Klimov comprend : « Le voilà mon sujet, ma cause sacrée , parler de l’immense tragédie qui affecte tout un peuple, d’une guerre qui ressemble à l’enfer lui-même. »Pas vraiment au goût du Goskino (Comité d’État en charge du cinéma) qui considère le scénario comme de la propagande pour « l'esthétique de la saleté » et le « naturalisme ». Après sept ans de tractation, à l’approche du quarantième anniversaire du Jour de la Victoire, Klimov reçoit l’autorisation de tourner sans rien modifier, à l’exception de son titre « Tuez Hitler ». Son choix se porte alors sur Idi i smotri, littéralement « Viens et vois », phrase tirée du verset 6:7 de l’Apocalypse, où l’on assiste à la dévastation commise par les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.

Pour pousser le réalisme à son paroxysme, Klimov localise tout le tournage sur le sol biélorusse, impose la langue, tourne en ordre chronologique pendant neuf mois, utilise des costumes d’époque. Et surtout, le casting : « J'ai décidé que le rôle central du garçon du village, Fliora, ne serait pas joué par un acteur professionnel qui, en s'immergeant dans un rôle difficile, aurait pu se protéger psychologiquement grâce à son expérience d'acteur, sa technique et ses compétences. Je voulais trouver un garçon simple de 14 ans. Nous devions le préparer aux expériences les plus difficiles, puis les filmer. Et en même temps, nous devions le protéger du stress pour qu'il ne reste pas dans l'asile de fous après la fin du tournage, mais qu'il soit rendu à sa mère vivant et en bonne santé. » Pour protéger l’élu, Aleksey Kravchenko, Klimov fait appel à un hypnotiseur. Plus ou moins raté, si l’on en croit le principal intéressé, qui a subi « la fatigue et la faim les plus dévastatrices. J'ai suivi un régime très sévère, et après la fin du tournage, je suis retourné à l'école non seulement maigre, mais avec les cheveux gris. »
 
La scène de la vache fut ainsi particulièrement éprouvante. Jugez plutôt : le jeune Fliora cherche désespérément de la nourriture et trouve le bovin, qu’il entreprend de ramener au village. Malheureusement, il se retrouve sur un terrain occupé par les Allemands, qui mitraillent à vue. Réalisme oblige, au lieu d’utiliser des balles à blanc, Klimov a recours à de véritables munitions, qui passent pour certaines, si l’on en croit le principal intéressé, à dix centimètres de sa tête et finissent par avoir raison de la vache, dont la chute a bien failli l’écraser. D’autres scènes très dures – dont le viol de Glacha, sa camarade – ont été tournées à son insu avant d'être intégrées au montage. Aujourd’hui, Kravchenko est un acteur établi à peu près équilibré.
D’autres n’ont pas eu cette chance. Dans l’une des dernières scènes du film, et sans doute la plus emblématique, le bataillon de nazis prend possession d’un village et rassemble ses occupants dans une grange avant d’y mettre le feu. Klimov raconte : « Pour cette scène, nous avons utilisé des villageois, des non professionnels, principalement des femmes. Comme ils ne répondaient pas à mes instructions de jeu, j’ai réalisé que c’était un mécanisme de défense, que tous les gens filmés avaient dans leurs gênes une mémoire de la véritable terreur. »



Pour Requiem pour un massacre, tout le monde a souffert : les acteurs, le coscénariste (Adamovitch s’est inspiré de sa propre expérience adolescente en tant que résistant pour écrire), Klimov lui-même. En plus de son enfance, il a perdu dans un accident de voiture en 1979 l’amour de sa vie, la réalisatrice Larissa Shepitko, rencontrée lors de leurs études à l’Institut national de la cinématographie ; un vide abyssal qu’il essaya de combler par l'alcool, sans grand succès. Au final, le film n’est pas sans rappeler l’horreur innommable, la plongée dans la folie, la boue et le sang d’Apocalypse Now, dont même le titre résonne. Requiem pour un massacre s’achève sur une simple phrase : « Les nazis ont réduit en cendres 628 villages biélorusses avec tous leurs habitants. »« Ce que j’ai fini par filmer est une version allégée de la vérité, expliquera plus tard Klimov. Si j’avais inclus tout ce que je savais et montrer toute la vérité, même moi je n’aurais pas pu le regarder. » Le succès critique et populaire du film permet à Klimov d’être nommé l’année suivant la sortie premier secrétaire de l’Union des cinéastes soviétiques. Malgré la Perestroïka, il démissionne à peine deux ans plus tard, incapable de redonner ses lettres de noblesse au cinéma russe, trop idéaliste. Ses nouveaux projets n’aboutissent pas. Quelques années avant sa mort, il déclarera : « Après Requiem pour un massacre, j’ai perdu le goût de faire des films. Tout ce qui était possible de faire, j’avais le sentiment de l’avoir déjà fait. Je repense à ces lignes écrites par Andreï Platonov à sa femme, “Vers l’impossible volent nos âmes.” »


 
Citations d’Elem Klimov tirées du New York Times et du DVD du film, ainsi que celles d’Aleksey Kravchenko.
 

Requiem pour un massacre (Va et regarde), un film d’Elem Klimov. En salles en version restaurée le 24 avril (Potemkine).